Libye : «La solution militaire est une illusion coûteuse»
Dans un entretien
à «Libération», Ghassan Salamé, envoyé spécial de l’ONU à Tripoli, juge
envisageable un accord politique entre le général Haftar et le
gouvernement d’union nationale. Une telle entente passerait
par le soutien de puissances étrangères.
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Libye : «La solution militaire est une illusion coûteuse»
Cela fait deux ans qu’il échafaude, pas à
pas, une stratégie pour installer une paix durable en Libye et réconcilier les
innombrables factions qui ont déchiré le pays depuis la chute
en 2011 de Muammar al-Kadhafi. Le 4 avril, l’offensive des
troupes de l’incontrôlable général Khalifa Haftar en direction de la capitale,
siège du gouvernement d’union nationale reconnu par la communauté internationale,
a replongé le pays dans une guerre ayant déjà fait plus
de 1 000 morts et des dizaines de milliers de déplacés. Le
Libanais Ghassan Salamé, envoyé spécial des Nations unies en Libye, l’a vécu
comme un «affront». Il
a reçu Libération jeudi
dans le salon de sa petite résidence du village vacances d’Oea, transformé en
cité-bunker au bord de la Méditerranée. Le diplomate se dit pourtant, depuis
peu, «optimiste» et
évoque un «nouveau réalisme» de
la part des pays étrangers impliqués dans la crise libyenne.
Cette guerre, qui a
pris tout le monde par surprise le 4 avril, a-t-elle ruiné vos
plans ?
Ce n’était pas tout à fait une surprise.
M. Haftar avait en tête de marcher vers Tripoli : il le disait en
public et en privé. Je me souviens en particulier d’un tweet de son porte-parole,
en février, dans lequel il annonçait : «Nous allons bientôt prendre Jufra, de là nous prendrons
Gharyan, puis nous descendrons vers Tripoli.» C’est précisément
ce qui s’est passé. En revanche, le moment choisi pour l’attaque, lui, m’a
entièrement surpris.
A cause de la
conférence nationale que vous deviez organiser à Ghadamès
le 14 avril ?
D’abord car le secrétaire général des Nations unies, António
Guterres, était présent en Libye. Ensuite car on nous avait assuré qu’il ne se
passerait rien pendant sa visite. Enfin, oui, car nous nous dirigions vers la
réunion de Ghadamès d’un pied très ferme.
Vous avez pris cette
offensive comme un affront ?
Oui, à mon patron et à moi-même. Je ne pouvais
plus prendre le risque de faire venir à Ghadamès nos 156 invités -
ils avaient tous accepté de venir - dix jours plus tard, ne pouvant garantir ni
leur sécurité ni leur liberté d’expression. J’ai dû reporter, prendre acte que
la rencontre très réussie que nous avions organisée entre M. Serraj [Premier ministre du gouvernement d’union nationale, ndlr] et
M. Haftar le 27 février, à Abou Dhabi, était tombée à l’eau. Et
j’ai assisté, la mort dans l’âme, à la polarisation aiguë du pays qui a rendu
la recherche d’une solution politique très difficile.
En période de guerre,
il y avait de nouvelles priorités…
Je suis résilient de nature. Après avoir absorbé le choc, nous
avons continué à travailler. La plupart des ambassades occidentales ont quitté
la Libye dès la première semaine. J’ai pris la décision de rester.
New York me laissait le choix, mais plus la tension montait, plus notre
présence était importante. En premier lieu pour que les agences humanitaires
dépendant de la mission des Nations unies en Libye puissent travailler. Nous
avons acheminé des ambulances, des médicaments, aux municipalités les plus
touchées… Quand l’attaque a atteint la plaine de Tripoli, au cinquième jour, il
a fallu faire face à un très grand flot de déplacés. La mission se charge
aujourd’hui d’aider, de nourrir, à peu près 80 000 personnes,
sur les 120 000 qui ont besoin d’aide. Et ces chiffres ne
comprennent pas les 130 000 personnes qui sont allées en Tunisie, ni
celles qui ont trouvé refuge chez des membres de leur famille. Il y avait aussi
la dimension politique. Dès le premier jour, il a fallu circonscrire les effets
du conflit. Puis travailler intensément à une désescalade. Nous avons lancé un
appel à une trêve humanitaire pour l’Aïd el-Fitr, qui a été ignoré par les deux
parties. Mais soixante-dix jours plus tard, il a été entendu pour l’Aïd al-Adha.
Malgré quelques violations, nous avons assisté à une baisse notoire des combats
violents autour de Tripoli.
Pourquoi, alors que la
ligne de front ne bouge quasiment plus, un cessez-le-feu semble-t-il
aujourd’hui inatteignable ?
Un cessez-le-feu est très différent d’une trêve. La trêve est
une décision unilatérale pour des raisons humanitaires et pour un temps limité.
C’est un message de construction de confiance et un précédent dans la
perspective de voir les canons se taire. Un cessez-le-feu est plus compliqué.
C’est un accord négocié entre les deux parties, qui nécessite la désignation
d’une ligne de cessez-le-feu. Et donc des observateurs et des équipements
(radars, photos satellites) pour veiller à son respect. Il exige, pour nous, un
mandat élargi et une mission de médiation politique et non seulement de
maintien de la paix. C’est ce que j’ai demandé mercredi au Conseil de sécurité.
Il faut aussi des
parties prêtes à en discuter…
Il y a trois mois, les conditions politiques étaient
absolument fermées. Nous étions face à des positions antithétiques. D’un côté,
M. Haftar pensait, et pense peut-être toujours, continuer son œuvre,
c’est-à-dire tenter d’entrer dans Tripoli et s’y installer. Et de l’autre, une
kyrielle de groupes représentés par le gouvernement d’union nationale posaient
comme condition un retrait des troupes de M. Haftar. Les plus exigeants
disaient jusqu’à Rajmah, c’est-à-dire jusqu’à son quartier général, à l’est.
Depuis quelques semaines, les positions sont un peu plus
réalistes. Il ne s’agit pas que d’une question géographique. M. Haftar met
des conditions à un éventuel retrait. Il veut des garanties sur les forces qui
ont l’emprise sur Tripoli, il a des exigences en matière de désignation à des
postes importants de l’Etat… En face, il y a un spectre assez varié. Certains
sont disposés à négocier avec M. Haftar, en posant comme préalable un
retrait de ses troupes. Mais d’autres, à Tripoli et dans les villes qui sont
venues défendre la capitale, c’est-à-dire Misrata, Zawiya, Zintan, etc. ne
veulent plus du tout négocier avec lui. Ils considèrent que M. Haftar a
perdu le droit d’être partie prenante d’une Libye post-conflit. En ce moment,
la situation bouge. M. Serraj a commencé une série de consultations avec
des personnalités publiques, il a reçu des parlementaires, il doit recevoir des
maires. Il essaye de dégager une ligne éventuelle de négociation. Je suis très
attentif à cette consultation.
La défense de la capitale
a-t-elle permis de rapprocher des acteurs de l’Ouest qui étaient jusque-là
concurrents, voire rivaux ?
Les premières semaines de la guerre, de ce côté-là du front,
étaient chaotiques : les forces mobilisées se méfiaient les unes des
autres. Mais ça s’est beaucoup amélioré. Il y a une meilleure coordination.
D’expérience, les combattants sont plus réalistes que les politiciens. Leur
compagnie est souvent plus prometteuse que celle des gens en cravate. Il y a eu
plusieurs réconciliations, auxquelles nous avons parfois participé. Celle qui
s’annonce beaucoup plus compliquée est celle de la ville de Mourzouq, dans le
sud du pays. La ville compte déjà une centaine de morts.
Y a-t-il aussi des
ouvertures du côté de Khalifa Haftar ?
Il est moins fermé qu’au début de la guerre. Très vite, nous
avons calculé que les belligérants allaient s’installer dans une impasse
militaire. La ligne de front est très longue, près de 300 km, mais
les combats se sont concentrés sur une partie extrêmement réduite, de 40 à
50 km au maximum. Ces lignes n’ont pratiquement pas bougé depuis des mois,
à une exception près : la reprise de Gharyan par les forces progouvernementales
le 26 juin. Depuis, M. Haftar a tenté de reconquérir la ville à
plusieurs reprises, y compris la semaine dernière dans une attaque soudaine
bien préparée, avec un soutien aérien et une forte activité d’artillerie, ce
qui lui a permis d’avancer d’une vingtaine de kilomètres. Mais la partie qui
soutient le gouvernement d’union nationale a regagné tout le terrain qu’elle
avait perdu.
Sera-t-il possible de
reprendre le processus politique là où il a été laissé, avant
le 4 avril ?
Pour ce qui est de l’activité de la mission, beaucoup de choses
sur lesquelles nous nous étions entendues, soit dans les réunions publiques,
soit dans les réunions privées entre acteurs, soit à Abou Dhabi, sont encore
sauvables. Le contenu d’un éventuel accord de paix en Libye est plus ou moins
connu. On sait qu’il faut trancher la question de la légitimité à travers des
élections, et s’entendre sur la loi électorale. Il faut un texte
constitutionnel, qui doit un jour être soumis à un référendum. Il faut regarder
comment les revenus pétroliers sont distribués et mettre en place un paquet de
réformes économiques et financières - nous avons d’ailleurs commencé. Il faut
certainement, enfin, une plus grande décentralisation. La teneur d’un éventuel
accord politique n’est pas fondamentalement différente. Mais ce qui compte,
c’est un contexte plus idoine, plus prometteur, en particulier sur le plan
international. C’est là qu’il y avait un manque, sur lequel je travaille
intensément en ce moment. Dans un pays qui est la cible d’interférences
extérieures massives, un accord politique éventuel a besoin du soutien actif de
la part des puissances qui comptent ou qui s’intéressent à la Libye.
Vous estimez que ce
soutien international a fait défaut ?
Nos progrès avaient été applaudis, mais ils n’ont jamais été
soutenus réellement. Quand on a commencé à détricoter l’accord d’Abou Dhabi, je
n’ai pas vu les puissances courir à mon secours. C’est pourquoi, après la trêve
de l’Aïd al-Adha, je suis allé voir les pays réputés très engagés en Libye. Je
suis allé en Turquie, aux Emirats arabes unis, je reviens d’Egypte. J’essaye
également de voir les grandes puissances, notamment les Américains, les Russes
et d’autres. J’essaye de mettre en place, en préparation à l’adoption d’un accord
interlibyen, une espèce de couverture internationale. Ce que je n’avais pas
fait jusqu’ici. Une conférence internationale consacrée à la Libye, à laquelle
je travaille, doit insister sur un meilleur respect de l’embargo sur les armes.
C’est capital. La commission des experts du Conseil de sécurité enquête sur au
moins 40 cas présumés de violation de cet embargo !
Deuxièmement, il faut travailler sur l’établissement d’un cessez-le-feu
robuste. Troisièmement, il faut que la communauté internationale s’engage plus
clairement à protéger et immuniser l’accord politique auquel les parties
libyennes arriveraient au moment venu.
Depuis la découverte
de missiles français dans l’arsenal des troupes de Haftar à Gharyan, Paris est
pointé du doigt pour son double jeu. Comment jugez-vous l’attitude de la
France ?
C’est une affaire que la France doit régler entre elle et
elle-même. Nous avons une dizaine de pays qui sont suspectés d’intervenir d’une
façon ou d’une autre en Libye, la France est l’un de ces pays. Nous essayons
d’inviter tout le monde à soutenir une solution politique. Ce discours passait
difficilement tant qu’il y avait, chez tel ou tel, l’illusion d’une solution
militaire. Mais désormais, je pense que la France et d’autres pays sont
beaucoup plus actifs dans la recherche de cette solution politique. J’ai
remercié mercredi publiquement Emmanuel Macron pour avoir introduit la question
libyenne au menu du G7 à Biarritz. Mais cela est insuffisant, il faut
aller beaucoup plus loin.
En diplomatie, il
suffit rarement de demander… Y a-t-il des moyens de pression, des dynamiques
internationales, qui vous laissent espérer des changements de
comportement ?
Les sentiments des uns et des autres n’ont peut-être pas changé,
mais leur rationalité, oui. Je trouve chez mes partenaires internationaux un
nouveau réalisme qui manquait lamentablement jusqu’ici. Nous pensons, depuis le
début de cette offensive, que la solution militaire est une illusion coûteuse
et sommes satisfaits de voir que cette lecture est de plus en plus partagée
sinon par les acteurs internes, du moins par leurs soutiens externes. Il existe
à mon avis trois scénarios pour le futur. Une guerre d’intensité réduite, comme
celle à laquelle nous assistons maintenant, qui continue puis décline
progressivement. Une escalade, qui serait grave car cela signifierait que l’une
ou l’autre des parties - ou les deux - auraient réussi à impliquer davantage
des puissances extérieures. La Libye deviendrait alors le théâtre d’une guerre
régionale. Enfin, une troisième solution serait de parvenir assez vite à un
cessez-le-feu et à une reprise du dialogue politique. Ce scénario pacifique
était impensable il y a encore quelques semaines. Il est aujourd’hui l’une des
options discutées.