Publié par CEMO Centre - Paris
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Libye : «La solution militaire est une illusion coûteuse»

lundi 09/septembre/2019 - 12:04
La Reference
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Dans un entretien à «Libération», Ghassan Salamé, envoyé spécial de l’ONU à Tripoli, juge envisageable un accord politique entre le général Haftar et le gouvernement d’union nationale. Une telle entente passerait par le soutien de puissances étrangères.

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 Libye : «La solution militaire est une illusion coûteuse»

Cela fait deux ans qu’il échafaude, pas à pas, une stratégie pour installer une paix durable en Libye et réconcilier les innombrables factions qui ont déchiré le pays depuis la chute en 2011 de Muammar al-Kadhafi. Le 4 avril, l’offensive des troupes de l’incontrôlable général Khalifa Haftar en direction de la capitale, siège du gouvernement d’union nationale reconnu par la communauté internationale, a replongé le pays dans une guerre ayant déjà fait plus de 1 000 morts et des dizaines de milliers de déplacés. Le Libanais Ghassan Salamé, envoyé spécial des Nations unies en Libye, l’a vécu comme un «affront». Il a reçu Libération jeudi dans le salon de sa petite résidence du village vacances d’Oea, transformé en cité-bunker au bord de la Méditerranée. Le diplomate se dit pourtant, depuis peu, «optimiste» et évoque un «nouveau réalisme» de la part des pays étrangers impliqués dans la crise libyenne.

Cette guerre, qui a pris tout le monde par surprise le 4 avril, a-t-elle ruiné vos plans ?

Ce n’était pas tout à fait une surprise. M. Haftar avait en tête de marcher vers Tripoli : il le disait en public et en privé. Je me souviens en particulier d’un tweet de son porte-parole, en février, dans lequel il annonçait : «Nous allons bientôt prendre Jufra, de là nous prendrons Gharyan, puis nous descendrons vers Tripoli.» C’est précisément ce qui s’est passé. En revanche, le moment choisi pour l’attaque, lui, m’a entièrement surpris.

A cause de la conférence nationale que vous deviez organiser à Ghadamès le 14 avril ?

D’abord car le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, était présent en Libye. Ensuite car on nous avait assuré qu’il ne se passerait rien pendant sa visite. Enfin, oui, car nous nous dirigions vers la réunion de Ghadamès d’un pied très ferme.

Vous avez pris cette offensive comme un affront ?

Oui, à mon patron et à moi-même. Je ne pouvais plus prendre le risque de faire venir à Ghadamès nos 156 invités - ils avaient tous accepté de venir - dix jours plus tard, ne pouvant garantir ni leur sécurité ni leur liberté d’expression. J’ai dû reporter, prendre acte que la rencontre très réussie que nous avions organisée entre M. Serraj [Premier ministre du gouvernement d’union nationale, ndlr] et M. Haftar le 27 février, à Abou Dhabi, était tombée à l’eau. Et j’ai assisté, la mort dans l’âme, à la polarisation aiguë du pays qui a rendu la recherche d’une solution politique très difficile.

En période de guerre, il y avait de nouvelles priorités…

Je suis résilient de nature. Après avoir absorbé le choc, nous avons continué à travailler. La plupart des ambassades occidentales ont quitté la Libye dès la première semaine. J’ai pris la décision de rester. New York me laissait le choix, mais plus la tension montait, plus notre présence était importante. En premier lieu pour que les agences humanitaires dépendant de la mission des Nations unies en Libye puissent travailler. Nous avons acheminé des ambulances, des médicaments, aux municipalités les plus touchées… Quand l’attaque a atteint la plaine de Tripoli, au cinquième jour, il a fallu faire face à un très grand flot de déplacés. La mission se charge aujourd’hui d’aider, de nourrir, à peu près 80 000 personnes, sur les 120 000 qui ont besoin d’aide. Et ces chiffres ne comprennent pas les 130 000 personnes qui sont allées en Tunisie, ni celles qui ont trouvé refuge chez des membres de leur famille. Il y avait aussi la dimension politique. Dès le premier jour, il a fallu circonscrire les effets du conflit. Puis travailler intensément à une désescalade. Nous avons lancé un appel à une trêve humanitaire pour l’Aïd el-Fitr, qui a été ignoré par les deux parties. Mais soixante-dix jours plus tard, il a été entendu pour l’Aïd al-Adha. Malgré quelques violations, nous avons assisté à une baisse notoire des combats violents autour de Tripoli.

Pourquoi, alors que la ligne de front ne bouge quasiment plus, un cessez-le-feu semble-t-il aujourd’hui inatteignable ?

Un cessez-le-feu est très différent d’une trêve. La trêve est une décision unilatérale pour des raisons humanitaires et pour un temps limité. C’est un message de construction de confiance et un précédent dans la perspective de voir les canons se taire. Un cessez-le-feu est plus compliqué. C’est un accord négocié entre les deux parties, qui nécessite la désignation d’une ligne de cessez-le-feu. Et donc des observateurs et des équipements (radars, photos satellites) pour veiller à son respect. Il exige, pour nous, un mandat élargi et une mission de médiation politique et non seulement de maintien de la paix. C’est ce que j’ai demandé mercredi au Conseil de sécurité.

Il faut aussi des parties prêtes à en discuter…

Il y a trois mois, les conditions politiques étaient absolument fermées. Nous étions face à des positions antithétiques. D’un côté, M. Haftar pensait, et pense peut-être toujours, continuer son œuvre, c’est-à-dire tenter d’entrer dans Tripoli et s’y installer. Et de l’autre, une kyrielle de groupes représentés par le gouvernement d’union nationale posaient comme condition un retrait des troupes de M. Haftar. Les plus exigeants disaient jusqu’à Rajmah, c’est-à-dire jusqu’à son quartier général, à l’est.

Depuis quelques semaines, les positions sont un peu plus réalistes. Il ne s’agit pas que d’une question géographique. M. Haftar met des conditions à un éventuel retrait. Il veut des garanties sur les forces qui ont l’emprise sur Tripoli, il a des exigences en matière de désignation à des postes importants de l’Etat… En face, il y a un spectre assez varié. Certains sont disposés à négocier avec M. Haftar, en posant comme préalable un retrait de ses troupes. Mais d’autres, à Tripoli et dans les villes qui sont venues défendre la capitale, c’est-à-dire Misrata, Zawiya, Zintan, etc. ne veulent plus du tout négocier avec lui. Ils considèrent que M. Haftar a perdu le droit d’être partie prenante d’une Libye post-conflit. En ce moment, la situation bouge. M. Serraj a commencé une série de consultations avec des personnalités publiques, il a reçu des parlementaires, il doit recevoir des maires. Il essaye de dégager une ligne éventuelle de négociation. Je suis très attentif à cette consultation.

La défense de la capitale a-t-elle permis de rapprocher des acteurs de l’Ouest qui étaient jusque-là concurrents, voire rivaux ?

Les premières semaines de la guerre, de ce côté-là du front, étaient chaotiques : les forces mobilisées se méfiaient les unes des autres. Mais ça s’est beaucoup amélioré. Il y a une meilleure coordination. D’expérience, les combattants sont plus réalistes que les politiciens. Leur compagnie est souvent plus prometteuse que celle des gens en cravate. Il y a eu plusieurs réconciliations, auxquelles nous avons parfois participé. Celle qui s’annonce beaucoup plus compliquée est celle de la ville de Mourzouq, dans le sud du pays. La ville compte déjà une centaine de morts.

Y a-t-il aussi des ouvertures du côté de Khalifa Haftar ?

Il est moins fermé qu’au début de la guerre. Très vite, nous avons calculé que les belligérants allaient s’installer dans une impasse militaire. La ligne de front est très longue, près de 300 km, mais les combats se sont concentrés sur une partie extrêmement réduite, de 40 à 50 km au maximum. Ces lignes n’ont pratiquement pas bougé depuis des mois, à une exception près : la reprise de Gharyan par les forces progouvernementales le 26 juin. Depuis, M. Haftar a tenté de reconquérir la ville à plusieurs reprises, y compris la semaine dernière dans une attaque soudaine bien préparée, avec un soutien aérien et une forte activité d’artillerie, ce qui lui a permis d’avancer d’une vingtaine de kilomètres. Mais la partie qui soutient le gouvernement d’union nationale a regagné tout le terrain qu’elle avait perdu.

Sera-t-il possible de reprendre le processus politique là où il a été laissé, avant le 4 avril ?

Pour ce qui est de l’activité de la mission, beaucoup de choses sur lesquelles nous nous étions entendues, soit dans les réunions publiques, soit dans les réunions privées entre acteurs, soit à Abou Dhabi, sont encore sauvables. Le contenu d’un éventuel accord de paix en Libye est plus ou moins connu. On sait qu’il faut trancher la question de la légitimité à travers des élections, et s’entendre sur la loi électorale. Il faut un texte constitutionnel, qui doit un jour être soumis à un référendum. Il faut regarder comment les revenus pétroliers sont distribués et mettre en place un paquet de réformes économiques et financières - nous avons d’ailleurs commencé. Il faut certainement, enfin, une plus grande décentralisation. La teneur d’un éventuel accord politique n’est pas fondamentalement différente. Mais ce qui compte, c’est un contexte plus idoine, plus prometteur, en particulier sur le plan international. C’est là qu’il y avait un manque, sur lequel je travaille intensément en ce moment. Dans un pays qui est la cible d’interférences extérieures massives, un accord politique éventuel a besoin du soutien actif de la part des puissances qui comptent ou qui s’intéressent à la Libye.

Vous estimez que ce soutien international a fait défaut ?

Nos progrès avaient été applaudis, mais ils n’ont jamais été soutenus réellement. Quand on a commencé à détricoter l’accord d’Abou Dhabi, je n’ai pas vu les puissances courir à mon secours. C’est pourquoi, après la trêve de l’Aïd al-Adha, je suis allé voir les pays réputés très engagés en Libye. Je suis allé en Turquie, aux Emirats arabes unis, je reviens d’Egypte. J’essaye également de voir les grandes puissances, notamment les Américains, les Russes et d’autres. J’essaye de mettre en place, en préparation à l’adoption d’un accord interlibyen, une espèce de couverture internationale. Ce que je n’avais pas fait jusqu’ici. Une conférence internationale consacrée à la Libye, à laquelle je travaille, doit insister sur un meilleur respect de l’embargo sur les armes. C’est capital. La commission des experts du Conseil de sécurité enquête sur au moins 40 cas présumés de violation de cet embargo ! Deuxièmement, il faut travailler sur l’établissement d’un cessez-le-feu robuste. Troisièmement, il faut que la communauté internationale s’engage plus clairement à protéger et immuniser l’accord politique auquel les parties libyennes arriveraient au moment venu.

Depuis la découverte de missiles français dans l’arsenal des troupes de Haftar à Gharyan, Paris est pointé du doigt pour son double jeu. Comment jugez-vous l’attitude de la France ?

C’est une affaire que la France doit régler entre elle et elle-même. Nous avons une dizaine de pays qui sont suspectés d’intervenir d’une façon ou d’une autre en Libye, la France est l’un de ces pays. Nous essayons d’inviter tout le monde à soutenir une solution politique. Ce discours passait difficilement tant qu’il y avait, chez tel ou tel, l’illusion d’une solution militaire. Mais désormais, je pense que la France et d’autres pays sont beaucoup plus actifs dans la recherche de cette solution politique. J’ai remercié mercredi publiquement Emmanuel Macron pour avoir introduit la question libyenne au menu du G7 à Biarritz. Mais cela est insuffisant, il faut aller beaucoup plus loin.

En diplomatie, il suffit rarement de demander… Y a-t-il des moyens de pression, des dynamiques internationales, qui vous laissent espérer des changements de comportement ?

Les sentiments des uns et des autres n’ont peut-être pas changé, mais leur rationalité, oui. Je trouve chez mes partenaires internationaux un nouveau réalisme qui manquait lamentablement jusqu’ici. Nous pensons, depuis le début de cette offensive, que la solution militaire est une illusion coûteuse et sommes satisfaits de voir que cette lecture est de plus en plus partagée sinon par les acteurs internes, du moins par leurs soutiens externes. Il existe à mon avis trois scénarios pour le futur. Une guerre d’intensité réduite, comme celle à laquelle nous assistons maintenant, qui continue puis décline progressivement. Une escalade, qui serait grave car cela signifierait que l’une ou l’autre des parties - ou les deux - auraient réussi à impliquer davantage des puissances extérieures. La Libye deviendrait alors le théâtre d’une guerre régionale. Enfin, une troisième solution serait de parvenir assez vite à un cessez-le-feu et à une reprise du dialogue politique. Ce scénario pacifique était impensable il y a encore quelques semaines. Il est aujourd’hui l’une des options discutées.

                            


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