L'Irak est-il en train de sombrer dans une nouvelle guerre?
Trésor de guerre
Sur les collines de Karma, à l’ouest de
Bagdad, une fumée sombre s’évapore dans le ciel cristallin. Entre les
broussailles couchées par les rafales de vent et de Kalachnikov, des
hommes en treillis, allongés sur le ventre, pointent leurs canons vers
Falloujah. Ce 28 mai 2016, l’armée irakienne lance l’offensive sur cette
ville contrôlée par l’État islamique (EI). Avec l’aide de milices chiites,
de combattants kurdes et de l’aviation américaine, elle la libère le 26
juin.
La victoire sur le groupe terroriste est
annoncée en décembre 2017 par le Premier ministre de l’époque, Haider
al-Abadi. Et en septembre 2018, à Karma, 90 % des habitants ont retrouvé
leurs maisons selon le maire, Ahmed Moukhlif al-Doulaimi. Mais la menace
n’est qu’en sommeil. Le 14 août 2019, le ministre de la Défense annonce l’arrestation
de deux membres de Daech à Karma. « Ils ont participé à plusieurs
attaques contre nos forces de sécurité à Jirs al-Roud, Al-Qanatar et Abou
Souda », indique le ministère dans un communiqué.
Ce coup de filet ne suffit malheureusement
pas. Jeudi 29 août 2019, à un checkpoint situé près de Karma, deux hommes
armés abattent quatre miliciens irakiens et en blessent sept autres. « Ils
ont été pris en embuscade par des agents de Daech alors qu’il passaient dans
une rue d’Al-Dabatiya, au nord de Karma », détaille le capitaine
Ahmed al-Doulaimi. Plus tôt dans la journée, trois policiers ont été blessés
par des hommes armés à un checkpoint de Jalula, au nord-est de Bagdad.
Un soldat américain
à Karma
Crédits : US Army
Fin juillet, déjà, l’EI avait tué sept
membres des forces armées irakiennes dans la région de Sayed Gharib et au
village de Kola Jawi. Selon le décompte du New York Times, 139 attaques
ont été menées ces six derniers mois dans les provinces septentrionales
d’Anbar, de Salâh ad-Dîn, de Kirkouk et de Diyala. Grâce à un trésor de
guerre estimé à 400 millions de dollars, l’État islamique aurait investi dans
la pisciculture, la vente de voitures et la culture du cannabis. Il
rançonne aussi les fermiers du nord de l’Irak, sous peine de brûler leurs
champs. Ses responsables « s’adaptent, se consolident et créent les
conditions d’une éventuelle résurgence », peut-on lire dans un
rapport des Nations Unies paru en juillet dernier.
Ces spasmes ne sont pas les seuls symptômes
inquiétants. En guerre entre entre 2003 et 2011, après l’intervention
des États-Unis, le pays se retrouve aujourd’hui pris en tenaille entre Israël
et l’Iran. Mardi 20 août, des bombardements ont touché les positions de
paramilitaires irakiens près de la base de Balad, au nord de Bagdad. Cela
fait des semaines que les forces de la Mobilisation populaire (MP)
essuient des tirs. Dans un communiqué publié le lendemain, cet attelage
de différentes milices chiites, dont certaines sont soutenues par l’Iran,
accuse Washington d’avoir laissé passer des drones venus de Tel Aviv.
Benyamin Netanyahou
sur le plateau du Golan
Crédits : ministère de l’Intérieur israélien
« La seule et unique entité responsable
de ce qui s’est passé sont les forces américaines», écrit le numéro 2 du
MP, Jamal Jaafar Ibrahimi. « Nous les tiendrons responsables de
tout ce qui arrive à partir d’aujourd’hui. » Si le Pentagone s’est
empressé de nier toute implication dans l’opération, ce n’est pas le
cas d’Israël. Interrogé au sujet de l’attaque de Balad par Channel 9 le
jeudi 22 août, le Premier ministre de l’État hébreu reconnaît à demi-mot son
implication : « Nous agissons dans de nombreux endroits
contre un État qui veut nous annihiler », répond Benyamin Netanyahou.
« Naturellement, je laisse la liberté aux forces de sécurité de
faire tout leur possible pour contrecarrer les plans de l’Iran. »
Dimanche 25, une nouvelle frappe aérienne
cible le groupe Brigade 45 (membre de la MP) à Al-Qaïm, à la frontière avec
la Syrie. Pour le Président et le Premier ministre en place à Bagdad, le Kurde
Barham Salih et le chiite Adel Abdul Mahdi, c’est « une violation de
la souveraineté irakienne ». Dans ce contexte, il leur est de plus
en plus difficile de ménager chaque camp. Car la sécurité du pays est
assurée à main gauche par les milices chiites, avec l’appui de Téhéran ;
et à main droite par les États-Unis, qui soutiennent Israël face à l’Iran.
La
doctrine Begin
Depuis un petit sommet aride du nord d’Israël,
Benyamin Netanyahou fixe le plateau du Golan à la longue-vue. Les champs
se succèdent de loin en loin jusqu’à la Syrie. Flanqué de soldats, ce dimanche
25 août 2019, le Premier ministre israélien est venu jauger l’efficacité
de l’opération de la veille. Tsahal vient d’attaquer des forces
iraniennes en Syrie, car « si quelqu’un se lève pour te tuer, lève-toi
et tue le d’abord », dit Netanyahou en citant un verset du Talmud.
En pleine campagne pour les élections législatives, qui auront lieu le 17
septembre prochain, « Bibi » semble particulièrement inquiet des mouvements
iraniens dans la région.
Selon le chef du Mossad, Yossi Cohen, l’Iran
et le Hezbollah « essaient de transférer certaines de leurs bases dans
le nord de la Syrie. Dans le même temps, ils établissent des bases et des manufactures
d’armement sophistiqué en Irak et au Liban. Ils font l’erreur de croire
que nous aurons des difficultés à les atteindre là-bas ». À en croire le magazine Foreign
Policy, Téhéran « cherche à fournir des milliers de
missiles de précision, avec une portée allant de 160 à 1000 km, à ses alliés
au Liban, en Syrie et en Irak». Washington a aussi repéré de plus en plus de drones iraniens dans
la région. Un modèle Mohajer-6 est par exemple utilisé en Irak, selon le
média Tasnim
News, proche des Gardiens de la Révolution.
Cela explique sans doute l’agressivité de
Tel Aviv vis-à-vis des milices chiites installées au nord de Bagdad et les
tirs qui les ont visées ces dernières semaines. Cette stratégie de frappes
préventives a un nom : la doctrine Begin. Elle tire son nom du Premier
ministre israélien Menachem Begin qui, en 1981, a lancé une attaque pour
détruire le réacteur nucléaire d’Osirak, en Irak.
Les forces de
la Mobilisation populaire lors de la libération de Fallujah, en
2016
Crédits : Mahmoud Hosseini
À l’époque, l’Irak est en pleine guerre.
Arrivé au pouvoir au moment de la révolution islamique, en 1979, Saddam
Hussein a décidé d’attaquer l’Iran pour un litige autour du tracé de la frontière,
le long du fleuve Chatt-e-Arab. C’est du moins la raison officielle. En
réalité, le dictateur craint surtout un soulèvement des chiites, majoritaires
en Irak, et galvanisés par l’arrivée au pouvoir de l’ayatollah
Khomeini chez leurs voisins. En tant que général de l’armée, Hussein a déjà
fait exécuter les responsables d’une grande manifestation chiite en
1977. Désormais, il les expulse de leur propre pays par dizaines de milliers.
À partir de 1982, certains Irakiens déportés
en Iran créent les premières organisations Badr. Leur objectif est de
mettre au pouvoir un conseil suprême islamique chez eux. Après s’être opposés
à l’armée de Saddam Hussein jusqu’en 1988, aux côtés des Gardiens de la révolution,
ils retournent à Bagdad pour soutenir le soulèvement de 1991. C’est un
échec. Alors les organisations Badr tentent de déstabiliser le
pouvoir en prenant part à la guerre civile kurde de 1995. Et en 2003, à la
faveur de l’invasion américaine qui destitue Saddam Hussein, elles
reviennent finalement en Irak.
Ces hommes en profitent pour infiltrer le
pouvoir et se venger. En 2006, le rapporteur des Nations Unies sur les violations
des droits de l’homme en Irak, John Pace, constate que des centaines d’Irakiens
ont été exécutés par le ministère de l’Intérieur, tombé aux mains des
organisations Badr. En 2012, l’un des fondateurs du Conseil suprême
islamique d’Irak, Hadi al-Ameri, crée son propre parti et fait alliance avec
le Premier ministre Nouri al-Maliki. Mais les Badr ne déposent pas les armes.
Ils vont en avoir besoin pour lutter contre l’État islamique.
Le 12 juin 2014, le groupe terroriste tue
au moins 1 700 chiites d’Irak au camp militaire de Speicher, dans la ville
en Tikrit. En réaction au massacre, des dizaines de milliers d’hommes
rejoignent des milices, avec le soutien de l’Iran. Elles finiront par être
regroupée sous le parapluie des forces de la Mobilisation populaire
(MP).
À la merci des milices
Sur la route qui mène de Bagdad à Mossoul,
les couleurs de la Brigade 30 et le drapeau jaune de la MP flottent presque à
chaque checkpoint en cette fin du mois d’août 2019. Voilà pourtant près de
deux mois que le Premier ministre, Adel Abdel-Mehdi, a demandé leur mise en
berne, afin que ces hommes intègrent pleinement l’armée régulière.
D’après le décret qu’il a publié le 1er juillet,
sous la pression des États-Unis, ceux qui refusent de s’y plier seront considérés
comme des hors-la-loi. Mais Bagdad a du mal à imposer son autorité.
En mai 2017, alors que l’hydre islamiste
était encore présent sur de larges pans du territoire, l’historien du
Moyen-Orient Jean-Jacques Filiu écrivait sur son blog que « ce sont les
Gardiens de la Révolution qui sont à la manœuvre en Irak et qui y contrôlent,
avec leurs alliés des services de renseignement, les représentations
diplomatiques. Et ils ne rendent compte qu’à leur hiérarchie, qui
elle-même ne reconnaît que l’autorité théocratique du Guide Khameneï,
et non celle d’un président vulgairement élu. » Aussi, l’Irak se
retrouvait-il « à la merci des milices chiites ».
Le Premier
ministre Adel Abdel-Mehdi
Crédits : La Grande Ours
La Brigade 30 ne cache d’ailleurs pas ses
liens avec les ayatollah. Sur ses banderoles, Hadi al-Ameri apparaît à
côté de Khomeini, d’Ali Khamenei et du guide des chiites d’Irak, Ali
al-Sistani. Ce n’est donc pas un hasard si le Pentagone, très hostile à
l’Irandepuis l’arrivée au pouvoir de Donald
Trump, décide de sanctionner les commandants de la Brigade 30,
Waad Qaddo et Rayan al-Kildani, le 18 juillet 2019. Leur organisation «a
pris de l’argent aux populations de Bartalla et de la plaine de Ninive »,
écrit le département du Trésor américain, « par des extorsions,
des arrestations illégales et des enlèvements ». En réaction,
la Brigade 30 a délaissé toute une série de checkpoints afin de montrer que sans
elle, les problèmes de sécurité se multiplieraient.
Malgré les sanctions et les demandes l’intégration
à l’armée formulées par Adel Abdel-Mehdi, les milices sont toujours là.
Elles comptent plus de 100 000 hommes selon Reuters. Au cours d’un entretien accordé à la
presse locale le 9 août, le Premier ministre a admis que le processus prendrait
plus de temps que prévu. « Mehdi a échoué à déloger un petit groupe
de ses positions près de Mossoul », constate Jasim al-Bahadli, un
ancien général irakien reconverti dans l’analyse militaire. « Cela
interroge sur sa capacité à agir contre des groupes plus puissants soutenus
par l’Iran. »
Or, depuis qu’ils sont touchés par les tirs
israéliens, ces groupes sont plus virulents que jamais. Vendredi 23 août,
le clerc chiite Sayed Kazem al-Haeri, proche de la Mobilisation populaire,
a jugé « haram », c’est-à-dire illicite, « la
présence militaire américaine en Irak ». La veille, le conseiller
à la sécurité nationale, Faleh al-Fayadh s’engageait à tout faire pour
ne pas être « poussé dans la guerre » par l’opposition
entre les supplétifs iraniens et leurs rivaux. Lors d’un séjour en Irak, en
avril 2017, Jean-Jacques Filiu a rencontré un vétéran des guerres au Kurdistan.
Alors même que l’État islamique n’était pas défait encore défait, celui-ci
assurait que « la prochaine guerre nous opposera aux milices
chiites. Et elle sera bien plus terrible. » Depuis, les menaces n’ont
fait que se multiplier.