Publié par CEMO Centre - Paris
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Les défis du « terrorisme low-cost »

mercredi 18/juillet/2018 - 12:31
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Par Atmane Tazaghart

 

Nous travaillons, Roland Jacquard et moi-même, sur l’islamisme djihadiste depuis plus d’un quart de siècle. Et nous coécrivons des livres depuis 2003. Dès notre premier ouvrage, nous n’avons pas hésité à aller à contre-courant des idées dominantes du moment, au sein du petit monde des experts, réels ou auto-proclamés, du djihadisme.

Ainsi, nous avons, d’abord, résisté à la tentation du catastrophisme, qui s’est emparée du milieu du Renseignement et de la lutte antiterroriste, au lendemain des attaques du 11 septembre 2001.

Et alors que pullulaient les thèses les plus fantaisistes sur un prétendu « djihad nucléaire » qui allait ébranler le monde occidental, nous expliquions, dans Ben Laden, la destruction programmée de l’Occident[1], que la véritable « arme de destruction massive » du djihadisme post-11 septembre serait d’une toute autre nature : la radicalité extrême de ses combattants suicidaires (kamikazes).

Et bien que l’ambition d’un terrorisme NRBC (nucléaire, radioactif, bactériologique ou chimique) a bel et bien existé au sein d’al-Qaida, comme nous l’expliquions sur plus de 90 pages dans notre livre, nous étions conscients que la véritable tendance djihadiste, qui allait émerger des décombres des tours jumelles newyorkaises, allait emprunter des modes opératoires à l’extrême opposé de l’aspect alambiqué et militarisé du prétendu « djihad nucléaire » !

En effet, le principal enseignement que les théoriciens du djihad pouvaient tirer des attaques du 11 septembre résidait, sans équivoque, dans l’aspect asymétrique du néo djihadisme, que ces attaques avaient inauguré, et qui a permis à une poignée de kamikazes armés de simples cutters d’ébranler la plus grande puissance mondiale !  

Pour nous, il était clair que, dans cette guerre d’un genre nouveau, l’arme la plus redoutable des djihadistes ne serait pas l’acquisition du nucléaire ou de tout autre armement pointu. Car, les djihadistes sont sans illusions sur le fait qu’ils ne peuvent rivaliser avec le « Grand Satan » occidental sur le terrain de la puissance militaire.

Mais, voici qu’ils découvrent disposer d’une force de frappe qu’aucun armement ne peut contrecarrer : la détermination de leurs combattants prêts à se donner la mort en martyrs. Et qui, de surcroit, ne se contentent plus seulement de mourir les armes à la main, en sacrifice pour la « sainte cause », mais veulent désormais se transformer en terrifiantes « bombes humaines » avec lesquelles aucune armée régulière ne peut rivaliser ! 

Dès lors, il nous est apparu évident qu’une nouvelle forme de djihad, prolixe et minimaliste à la fois, allait prendre forme et s’installer dans la durée. Car, conjugués au radicalisme extrême des kamikazes djihadistes, les dispositifs terroristes les plus rudimentaires peuvent provoquer de terrifiants et spectaculaires carnages.

Ce phénomène que l’on peut, aujourd’hui, qualifier d’« uberisation du djihad[2] », nous en avons fait l’analyse prospective dès le lendemain des attaques du 11 septembre. Et plus de quinze ans après la parution de la destruction programmée, nous constatons que cette problématique est devenue l’un des casse-têtes les plus inextricables qui se pose, à présent, aux gouvernements et aux services antiterroristes occidentaux.

Par son aspect rudimentaire, dépourvu de toute visée politique ou stratégique, cet « uber-djihadisme » ou « terrorisme low-cost » parvient, sans grands moyens militaires ou opérationnels, à s’immiscer dans les aspects les plus usuels de la vie courante. Et contamine, ainsi, au quotidien, l’imaginaire et le ressenti des sociétés occidentales, en touchant à ce que leur mode de vie a de plus sacré et de plus singulier : la liberté et l’insouciance !

Cependant, même si nous étions parmi les premiers à avoir pressenti cette tendance, dès 2001, nous-nous sommes inscrits en porte-à-faux des thèses augurant d’un éclatement de l’Internationale du djihad ou d’un déclin de l’islamisme !

En effet, de prestigieuses signatures, parmi les experts considérés comme les plus éminents « spécialistes de la spécialité » djihadiste, se sont empressés de décréter la « fin d’al-Qaida » et l’éclatement de la mouvance djihadiste, sous les coups de boutoir de la « guerre mondiale contre le terrorisme » que l’Administration Bush venait de décréter[3].

En effet, ces théories du déclin ont considérablement sous-estimé les capacités de résilience de la mouvance djihadiste. Car, pour survivre au cataclysme du 11 septembre, l’Internationale du djihad a été contrainte de muter. Elle a redéployé ses réseaux et changé de modus operandis. Et au final, elle s’est profondément restructurée, mais n’a pas décliné.

La suite des évènements nous a - hélas ! - vite donné raison : des attentats de Madrid, en mars 2004, à ceux de Londres, en juillet 2005, les tentacules mondialisés d’al-Qaida, que l’on disait émiettés et anéantis, ont réussi un retour en force sanglant.

A l’exception notable du juge antiterroriste français, de l’époque, Jean-Louis Bruguière, rares étaient les experts qui ont su anticiper ou prédire cette résurgence de la mouvance al-Qaida, qui allait à contre-pied des thèses du déclin djihadiste.

Nous étions, par ailleurs, les premiers à avoir mis en lumière la « théorie du contournement », adoptée à l’époque, par al- Qaida, à l’instigation du cheikh Ayman al-Zawahiri[4] : en restructurant les tentacules du djihad mondial en émirats décentralisés, le « commandement central » d’al-Qaida a délibérément laissé se multiplier les petits réseaux et les opérations de faible portée ciblant des objectifs locaux, sans nulle mesure avec les visées planétaire d’al-Qaida.

Ainsi, en confortant les services antiterroristes dans l’idée, largement répondue à l’époque, d’un djihad éclaté et en déclin, cette « stratégie du contournement » a su dresser un rideau de fumée, optimisant le cloisonnement et la protection de ses futures opérations d’envergure, pour que personne ne puisse les prédire ou les anticiper.

Raisons pour lesquelles, personne n’a rien vu venir, avant l’attaque madrilène des « trains de la mort ». Pourtant, malgré le retentissant revers que les thèses du déclin djihadiste ont subi, suite à cette attaque, qui inaugurait une longue et retentissante série d’attentats de grande envergure, les mêmes « experts » se sont rués, pour expliquer le retour en force du djihad mondialisé, sur un nouveau concept, tout aussi farfelu : les « loups solitaires »[5] !

Pour éviter d’admettre que la résurgence des réseaux mondialisés du djihad a démenti leurs thèses, leurs adeptes du déclin djihadiste ont trouvé dans le phénomène dit des « loups solitaires » l’échappatoire idéale pour donner l’impression qu’ils ne sont pas trompés tant de ça, puisque les opérations djihadistes prennent, désormais, des formes rudimentaires et sont conduites par des individus auto-radicalisés (sic !), agissant seuls ou en très petit comité !

Or, le concept même de « loups solitaires » relève d’une supercherie sémantique : les loups n’agissent jamais en solitaire, ni au sens propre, ni au figuré ! Dans la nature, ces prédateurs chassent en meute. Et à l’échelle de la métaphore terroriste, le concept ne tient pas la route non plus. Car, ce que l’on croit être un « loup solitaire » n’est en réalité qu’une « mono-cellule » terroriste composée d’un seul élément actif, mais qui agit forcément en lien, direct ou indirect, réel ou virtuel, avec un réseau djihadiste.

Par ailleurs, l’aspect minimaliste que revêtent les actions des supposés « loups solitaires » n’est absolument pas un signe d’affaiblissement. Ces « loups » constituent, en réalité, des cellules terroristes composées d’une seule personne et quelques fois d’un duo (une fratrie ou un couple). Et même si leur nombre est réduit au strict minimum, elles ne défèrent en rien des cellules terroristes classiques.

Et contrairement à ce que suppose le terme « loups solitaires », ces « mono-cellules » djihadistes n’agissent jamais seules. Elles sont toujours liées à une chaine de commandement et à des réseaux de soutien logistique.

Le fait que le commandement ne donne plus d’ordres précis, mais se contente de susciter des vocations, en incitant à frapper telle catégorie de cibles ou à privilégier tel moyen ou type d’attaque, ne signifie pas pour autant que ceux qui mènent les opérations dites solitaires agissent seuls ou de leur propre initiative. Car, ils suivent tous un même parcours initiatique : endoctrinement, rituel de prestations d’allégeance, enregistrement de testaments sacrificiels…

Certes, l’endoctrinement ne passe plus forcément par la fréquentation physique de mosquées ou de centres islamiques extrémistes ; la formation djihadistes ne s’opère plus obligatoirement dans des camps d’entrainements ; l’adhésion à un groupe et la prestation d’allégeance à un émir ou un imam ne sont plus conditionnées par un contact direct avec le groupe ou le gourou en question.

Pour toutes ces tâches, les réseaux sociaux offrent, aujourd’hui, aux prédicateurs et aux recruteurs djihadistes une redoutable panoplie de canaux de communication et d’outils de propagande renouvelables et multipliables à l’infini.

A cela s’ajoute un autre phénomène des plus inquiétants : la proximité grandissant entre le djihad et la délinquance ou le banditisme classiques offre aux commandos de l’Uber-djihadisme, même quand agissement en solitaire, l’opportunité de s’appuyer sur des réseaux de soutien logistique plus proches du gangstérisme que de la guerre sainte !          

Pour toutes ces raisons, il nous semble évident que ceux qui soutiennent que les néo djihadistes, qu’ils supposent être des « loups solitaires », s’auto radicalisent et agissent seuls, ne perçoivent que la partie émergée de l’iceberg !

Et il ne s’agit pas là d’une simple erreur d’analyse ou de diagnostic, comme tant d’autres. C’est une contre-vérité, véhiculée de façon délibérée ou pas, qui est de nature à engendrer des manquements et des ratages aux conséquences fatales, en matière de lutte antiterroriste.         

En effet, la prétendue auto-radicalisation apparait, aux yeux des adeptes de la thèse des « loups solitaires », comme une fatalité : il est impossible aux services antiterroristes de la déceler ou de l’anticiper, puisqu’elle s’opère dans la sphère personnelle la plus intime. Puisqu’on ne peut s’immiscer dans la tête d’un auto-radicalisé, gang qu’il ne passe à l’acte.

Dès lors, que préconisent les tenants de l’auto-radicalisation pour faire face à ce néo djihadisme ? Une militarisation de la lutte antiterroriste tout aussi coûteuse qu’inefficace !

Est-il raisonnable, après les attentats de Paris, de Bruxelles, de Nice, de Berlin et de Barcelone, de continuer à croire - et à faire croire - que pour contrecarrer des formes de menaces, tout aussi inédites que sanguinaires, il suffirait de prolonger ad vitam aeternam des mesures d’exception, comme l’Etat d’urgence ; de créer, après chaque épisode tragique, de nouveaux niveaux d’alerte noirs, oranges, rouges, écarlates et que sais-je encore ; de déployer, dès qu’une menace se profile ou se fait ressentir, de plus en plus de militaires affectés à tâches sécuritaires pour lesquelles ils ne sont ni formés ni adaptés ?

Nous faisons partie de ceux qui, depuis 15 ans, n’ont eu de cesse de rappeler que la lutte antiterroriste est - et doit demeurer - avant tout, une affaire de Renseignement ; qu’elle ne peut être considérée ou envisagée comme une « guerre » au sens littéral et militaire du mot !

Or, cette dérive qui consiste à militariser de plus en plus la lutte antiterroriste s’accompagne d’un phénomène tout aussi aberrant : la multiplication des publications (rapports, études, enquêtes, livres…) critiquant ou moquant le rôle des services de Renseignement en matière de contre-terrorisme !

Il est évident que l’« uberisation du terrorisme » pose aux services de Renseignement de nouveaux défis et les met face à des problématiques inédites. Mais, plus que jamais, au moment au ce néo djihadisme s’immisce et s’installe dans la vie quotidienne des sociétés occidentales, le Renseignement doit demeurer la pierre angulaire de la lutte antiterroriste.

Cela relève, tout simplement, du bon sens !                                  

Il serait temps de prendre conscience que l’uberisation apparente du terrorisme djihadiste est tout sauf un affaiblissement ; que ce phénomène relève délibérément d’une « économie de la terreur », que le théoricien en chef de l’Internationale djihadiste, Ayman al-Zawahiri, a développée et conceptualisée, depuis 1994, dans son célèbre ouvrage Cavaliers sous la bannière du prophète[6].

Il serait urgent de se donner les moyens de faire face aux nouvelles formes de la menace djihadiste. Et cela nécessite de poser un diagnostic lucide et sans concession sur les défis inédits que ce « terrorisme low-cost » fait peser sur les sociétés occidentales.           

Pour ce faire, il ne faut pas hésiter à tordre le cou à de nombreuses contre-vérités et autres théories fumeuses, qui brouillent notre perception de la menace néo djihadiste, afin de mieux comprendre quelle est la nature de cette menace ? comment va-t-elle évoluer ? Quelles nouvelles formes prendra-t-elle ? A quels types de cibles s’attaquera-t-elle ? De quelle « légitimité » se revendiquera-t-elle ? Quelles seront ses références théologiques et idéologiques? Ses objectifs ? Ses futurs chefs ? Ses nouveaux théoriciens ? Ses sources de financement ?

Et surtout comme la contrecarrer et en venir à bout ?         

   

                                             

                      



[1] Editions Jean Picollec, Paris, 2004.

[2] Le néologisme « uberisation », en référence à la marque Uber, est apparu en 2014. Il est largement utilisé dans les domaines socio-économiques pour signifier le recours à des services permettant aux professionnels et aux clients de se mettre en contact direct, de manière quasi-instantanée, grâce aux nouvelles technologies. Le premier à avoir développé le concept d’« Uberisation du terrorisme » est le criminologue français Alain Bauer, dans une interview à l’hebdomadaire Le Point  (n° 2284 du 16 juin 2016).

[3] Le chef de file incontesté des théoriciens du « déclin djihadiste » est l’islamologue français Gilles Kippel qui, dés avril 2000, prophétisait dans un ouvrage intitulé Jihad, expansion et déclin de l’islamisme, paru aux éditions Gallimard, que l’heure du post-islamisme avait sonné ! 

[4] Cf. Ben Laden, la destruction programmée de l’Occident, op.cit.

[5]  Le terme de « loups solitaires », appliqué auparavant à certaines formes de violences sectaires ou nihilistes, aux Etats-Unis, a été utilisé pour la première fois, en matière de djihadisme, suite à l’attaque à la voiture piégée perpétrée par l’égyptien Omar Ahmad Abdullah Ali contre un petit théâtre à Doha, au Qatar, le 19 mars 2005, (un mort et 12 blessés). L’enquête locale a prétendu, à l’époque, qu’il a agi seul, sans commanditaire ni soutien logistique !

[6] Cf. Les archives secrètes d’al-Qaida, de Roland Jacquard, éditions Jean Picollec, Paris, 2003.   

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