Les défis du « terrorisme low-cost »
Nous
travaillons, Roland Jacquard et moi-même, sur l’islamisme djihadiste depuis plus
d’un quart de siècle. Et nous coécrivons des livres depuis 2003. Dès notre
premier ouvrage, nous n’avons pas hésité à aller à contre-courant des idées
dominantes du moment, au sein du petit monde des experts, réels ou
auto-proclamés, du djihadisme.
Ainsi, nous
avons, d’abord, résisté à la tentation du catastrophisme, qui s’est emparée du
milieu du Renseignement et de la lutte antiterroriste, au lendemain des
attaques du 11 septembre 2001.
Et alors que
pullulaient les thèses les plus fantaisistes sur un prétendu « djihad
nucléaire » qui allait ébranler le monde occidental, nous expliquions,
dans Ben Laden, la destruction programmée de l’Occident[1], que la véritable « arme de destruction massive » du
djihadisme post-11 septembre serait d’une toute autre nature : la
radicalité extrême de ses combattants suicidaires (kamikazes).
Et bien que l’ambition
d’un terrorisme NRBC (nucléaire, radioactif, bactériologique ou chimique) a bel
et bien existé au sein d’al-Qaida, comme nous l’expliquions sur plus de 90
pages dans notre livre, nous étions conscients que la véritable tendance
djihadiste, qui allait émerger des décombres des tours jumelles newyorkaises,
allait emprunter des modes opératoires à l’extrême opposé de l’aspect alambiqué
et militarisé du prétendu « djihad nucléaire » !
En effet, le
principal enseignement que les théoriciens du djihad pouvaient tirer des
attaques du 11 septembre résidait, sans équivoque, dans l’aspect asymétrique du
néo djihadisme, que ces attaques avaient inauguré, et qui a permis à une
poignée de kamikazes armés de simples cutters d’ébranler la plus grande
puissance mondiale !
Pour nous, il
était clair que, dans cette guerre d’un genre nouveau, l’arme la plus
redoutable des djihadistes ne serait pas l’acquisition du nucléaire ou de tout
autre armement pointu. Car, les djihadistes sont sans illusions sur le fait qu’ils
ne peuvent rivaliser avec le « Grand Satan » occidental sur le
terrain de la puissance militaire.
Mais, voici
qu’ils découvrent disposer d’une force de frappe qu’aucun armement ne peut
contrecarrer : la détermination de leurs combattants prêts à se donner la
mort en martyrs. Et qui, de surcroit, ne se contentent plus seulement de
mourir les armes à la main, en sacrifice pour la « sainte cause »,
mais veulent désormais se transformer en terrifiantes « bombes
humaines » avec lesquelles aucune armée régulière ne peut
rivaliser !
Dès lors, il nous
est apparu évident qu’une nouvelle forme de djihad, prolixe et minimaliste à la
fois, allait prendre forme et s’installer dans la durée. Car, conjugués au
radicalisme extrême des kamikazes djihadistes, les dispositifs terroristes les
plus rudimentaires peuvent provoquer de terrifiants et spectaculaires carnages.
Ce phénomène que
l’on peut, aujourd’hui, qualifier d’« uberisation du djihad[2] », nous en avons fait l’analyse prospective dès le lendemain des
attaques du 11 septembre. Et plus de quinze ans après la parution de la destruction
programmée, nous constatons que cette problématique est devenue l’un des
casse-têtes les plus inextricables qui se pose, à présent, aux gouvernements et
aux services antiterroristes occidentaux.
Par son aspect
rudimentaire, dépourvu de toute visée politique ou stratégique, cet « uber-djihadisme »
ou « terrorisme low-cost » parvient, sans grands moyens militaires ou
opérationnels, à s’immiscer dans les aspects les plus usuels de la vie
courante. Et contamine, ainsi, au quotidien, l’imaginaire et le ressenti des
sociétés occidentales, en touchant à ce que leur mode de vie a de plus sacré et
de plus singulier : la liberté et l’insouciance !
Cependant, même
si nous étions parmi les premiers à avoir pressenti cette tendance, dès 2001, nous-nous
sommes inscrits en porte-à-faux des thèses augurant d’un éclatement de l’Internationale
du djihad ou d’un déclin de l’islamisme !
En effet, de prestigieuses
signatures, parmi les experts considérés comme les plus éminents
« spécialistes de la spécialité » djihadiste, se sont empressés de
décréter la « fin d’al-Qaida » et l’éclatement de la mouvance
djihadiste, sous les coups de boutoir de la « guerre mondiale contre
le terrorisme » que l’Administration Bush venait de décréter[3].
En effet, ces
théories du déclin ont considérablement sous-estimé les capacités de résilience
de la mouvance djihadiste. Car, pour survivre au cataclysme du 11 septembre, l’Internationale
du djihad a été contrainte de muter. Elle a redéployé ses réseaux et changé de modus
operandis. Et au final, elle s’est profondément restructurée, mais n’a
pas décliné.
La suite des
évènements nous a - hélas ! - vite donné raison : des attentats de Madrid,
en mars 2004, à ceux de Londres, en juillet 2005, les tentacules mondialisés
d’al-Qaida, que l’on disait émiettés et anéantis, ont réussi un retour en force
sanglant.
A l’exception
notable du juge antiterroriste français, de l’époque, Jean-Louis Bruguière,
rares étaient les experts qui ont su anticiper ou prédire cette résurgence de
la mouvance al-Qaida, qui allait à contre-pied des thèses du déclin djihadiste.
Nous étions,
par ailleurs, les premiers à avoir mis en lumière la « théorie du
contournement », adoptée à l’époque, par al- Qaida, à l’instigation du
cheikh Ayman al-Zawahiri[4] : en restructurant les tentacules du djihad mondial en
émirats décentralisés, le « commandement central » d’al-Qaida a
délibérément laissé se multiplier les petits réseaux et les opérations de
faible portée ciblant des objectifs locaux, sans nulle mesure avec les visées
planétaire d’al-Qaida.
Ainsi, en
confortant les services antiterroristes dans l’idée, largement répondue à
l’époque, d’un djihad éclaté et en déclin, cette « stratégie du
contournement » a su dresser un rideau de fumée, optimisant le
cloisonnement et la protection de ses futures opérations d’envergure, pour que
personne ne puisse les prédire ou les anticiper.
Raisons pour
lesquelles, personne n’a rien vu venir, avant l’attaque madrilène des « trains
de la mort ». Pourtant, malgré le retentissant revers que les thèses du
déclin djihadiste ont subi, suite à cette attaque, qui inaugurait une longue et
retentissante série d’attentats de grande envergure, les mêmes « experts »
se sont rués, pour expliquer le retour en force du djihad mondialisé, sur un
nouveau concept, tout aussi farfelu : les « loups solitaires »[5] !
Pour éviter
d’admettre que la résurgence des réseaux mondialisés du djihad a démenti leurs thèses,
leurs adeptes du déclin djihadiste ont trouvé dans le phénomène dit des
« loups solitaires » l’échappatoire idéale pour donner l’impression qu’ils
ne sont pas trompés tant de ça, puisque les opérations djihadistes prennent, désormais,
des formes rudimentaires et sont conduites par des individus auto-radicalisés
(sic !), agissant seuls ou en très petit comité !
Or, le concept
même de « loups solitaires » relève d’une supercherie
sémantique : les loups n’agissent jamais en solitaire, ni au sens propre,
ni au figuré ! Dans la nature, ces prédateurs chassent en meute. Et à
l’échelle de la métaphore terroriste, le concept ne tient pas la route non
plus. Car, ce que l’on croit être un « loup solitaire » n’est en
réalité qu’une « mono-cellule » terroriste composée d’un seul élément
actif, mais qui agit forcément en lien, direct ou indirect, réel ou virtuel,
avec un réseau djihadiste.
Par ailleurs,
l’aspect minimaliste que revêtent les actions des supposés « loups
solitaires » n’est absolument pas un signe d’affaiblissement. Ces
« loups » constituent, en réalité, des cellules terroristes composées
d’une seule personne et quelques fois d’un duo (une fratrie ou un couple). Et même
si leur nombre est réduit au strict minimum, elles ne défèrent en rien des cellules
terroristes classiques.
Et
contrairement à ce que suppose le terme « loups solitaires », ces « mono-cellules »
djihadistes n’agissent jamais seules. Elles sont toujours liées à une chaine de
commandement et à des réseaux de soutien logistique.
Le fait que le
commandement ne donne plus d’ordres précis, mais se contente de susciter des
vocations, en incitant à frapper telle catégorie de cibles ou à privilégier tel
moyen ou type d’attaque, ne signifie pas pour autant que ceux qui mènent les
opérations dites solitaires agissent seuls ou de leur propre initiative. Car, ils
suivent tous un même parcours initiatique : endoctrinement, rituel de prestations
d’allégeance, enregistrement de testaments sacrificiels…
Certes,
l’endoctrinement ne passe plus forcément par la fréquentation physique de
mosquées ou de centres islamiques extrémistes ; la formation djihadistes
ne s’opère plus obligatoirement dans des camps d’entrainements ;
l’adhésion à un groupe et la prestation d’allégeance à un émir ou un imam ne
sont plus conditionnées par un contact direct avec le groupe ou le gourou en
question.
Pour toutes ces
tâches, les réseaux sociaux offrent, aujourd’hui, aux prédicateurs et aux
recruteurs djihadistes une redoutable panoplie de canaux de communication et
d’outils de propagande renouvelables et multipliables à l’infini.
A cela s’ajoute
un autre phénomène des plus inquiétants : la proximité grandissant entre le
djihad et la délinquance ou le banditisme classiques offre aux commandos de
l’Uber-djihadisme, même quand agissement en solitaire, l’opportunité de
s’appuyer sur des réseaux de soutien logistique plus proches du gangstérisme que
de la guerre sainte !
Pour toutes ces
raisons, il nous semble évident que ceux qui soutiennent que les néo
djihadistes, qu’ils supposent être des « loups solitaires », s’auto
radicalisent et agissent seuls, ne perçoivent que la partie émergée de l’iceberg !
Et il ne s’agit
pas là d’une simple erreur d’analyse ou de diagnostic, comme tant d’autres.
C’est une contre-vérité, véhiculée de façon délibérée ou pas, qui est de nature
à engendrer des manquements et des ratages aux conséquences fatales, en matière
de lutte antiterroriste.
En effet, la prétendue
auto-radicalisation apparait, aux yeux des adeptes de la thèse des
« loups solitaires », comme une fatalité : il est impossible aux
services antiterroristes de la déceler ou de l’anticiper, puisqu’elle s’opère
dans la sphère personnelle la plus intime. Puisqu’on ne peut s’immiscer dans la
tête d’un auto-radicalisé, gang qu’il ne passe à l’acte.
Dès lors, que
préconisent les tenants de l’auto-radicalisation pour faire face à ce néo
djihadisme ? Une militarisation de la lutte antiterroriste tout aussi coûteuse
qu’inefficace !
Est-il
raisonnable, après les attentats de Paris, de Bruxelles, de Nice, de Berlin et
de Barcelone, de continuer à croire - et à faire croire - que pour contrecarrer
des formes de menaces, tout aussi inédites que sanguinaires, il suffirait de
prolonger ad vitam aeternam des mesures d’exception, comme l’Etat
d’urgence ; de créer, après chaque épisode tragique, de nouveaux niveaux
d’alerte noirs, oranges, rouges, écarlates et que sais-je encore ; de
déployer, dès qu’une menace se profile ou se fait ressentir, de plus en plus de
militaires affectés à tâches sécuritaires pour lesquelles ils ne sont ni formés
ni adaptés ?
Nous faisons
partie de ceux qui, depuis 15 ans, n’ont eu de cesse de rappeler que la lutte
antiterroriste est - et doit demeurer - avant tout, une affaire de
Renseignement ; qu’elle ne peut être considérée ou envisagée comme une
« guerre » au sens littéral et militaire du mot !
Or, cette dérive
qui consiste à militariser de plus en plus la lutte antiterroriste s’accompagne
d’un phénomène tout aussi aberrant : la multiplication des publications
(rapports, études, enquêtes, livres…) critiquant ou moquant le rôle des
services de Renseignement en matière de contre-terrorisme !
Il est évident
que l’« uberisation du terrorisme » pose aux services de Renseignement
de nouveaux défis et les met face à des problématiques inédites. Mais, plus que
jamais, au moment au ce néo djihadisme s’immisce et s’installe dans la vie
quotidienne des sociétés occidentales, le Renseignement doit demeurer la pierre
angulaire de la lutte antiterroriste.
Cela relève,
tout simplement, du bon sens !
Il serait temps
de prendre conscience que l’uberisation apparente du terrorisme djihadiste est tout
sauf un affaiblissement ; que ce phénomène relève délibérément d’une
« économie de la terreur », que le théoricien en chef de l’Internationale
djihadiste, Ayman al-Zawahiri, a développée et conceptualisée, depuis 1994,
dans son célèbre ouvrage Cavaliers sous la bannière du prophète[6].
Il serait urgent
de se donner les moyens de faire face aux nouvelles formes de la menace djihadiste.
Et cela nécessite de poser un diagnostic lucide et sans concession sur les défis
inédits que ce « terrorisme low-cost » fait peser sur les sociétés
occidentales.
Pour ce faire,
il ne faut pas hésiter à tordre le cou à de nombreuses contre-vérités et autres
théories fumeuses, qui brouillent notre perception de la menace néo djihadiste,
afin de mieux comprendre quelle est la nature de cette menace ? comment va-t-elle
évoluer ? Quelles nouvelles formes prendra-t-elle ? A quels types de cibles
s’attaquera-t-elle ? De quelle « légitimité » se revendiquera-t-elle ?
Quelles seront ses références théologiques et idéologiques? Ses
objectifs ? Ses futurs chefs ? Ses nouveaux théoriciens ? Ses
sources de financement ?
Et surtout
comme la contrecarrer et en venir à bout ?
[1] Editions Jean
Picollec, Paris, 2004.
[2] Le néologisme « uberisation », en référence à
la marque Uber, est apparu en 2014. Il est largement utilisé dans les domaines
socio-économiques pour signifier le recours à des services permettant aux professionnels et aux clients de se
mettre en contact direct, de manière quasi-instantanée, grâce aux nouvelles technologies. Le premier à avoir développé le concept
d’« Uberisation du terrorisme » est le criminologue français Alain
Bauer, dans une interview à l’hebdomadaire Le Point (n° 2284 du 16 juin 2016).
[3] Le chef de
file incontesté des théoriciens du « déclin djihadiste » est l’islamologue
français Gilles Kippel qui, dés avril 2000, prophétisait dans un ouvrage
intitulé Jihad, expansion et déclin de l’islamisme, paru aux éditions
Gallimard, que l’heure du post-islamisme avait sonné !
[4] Cf. Ben
Laden, la destruction programmée de l’Occident, op.cit.
[5] Le terme de
« loups solitaires », appliqué auparavant à certaines formes de violences
sectaires ou nihilistes, aux Etats-Unis, a été utilisé pour la première fois,
en matière de djihadisme, suite à l’attaque à la voiture piégée perpétrée par
l’égyptien Omar Ahmad
Abdullah Ali contre un petit théâtre à Doha, au Qatar, le 19 mars 2005, (un mort et
12 blessés). L’enquête locale a prétendu, à l’époque, qu’il a agi seul, sans
commanditaire ni soutien logistique !
[6] Cf. Les
archives secrètes d’al-Qaida, de Roland Jacquard, éditions Jean Picollec,
Paris, 2003.