Publié par CEMO Centre - Paris
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La turquisation du califat islamique dans la dramaturgie turque… L’exemple du feuilleton « la résurrection d’Ertugrul »

mardi 17/juillet/2018 - 03:30
La Reference
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Mohammad ad-Dabuli

Au moment où la région du Moyen-Orient traverse des perturbations politiques, voici que la Turquie produit le feuilleton « La résurrection d’Ertugrul » qui comporte nombre de projections politiques exprimant les orientations turques en faisant revivre le « califat ottoman ». Le feuilleton a joui d’un intérêt particulier de la part du président turc Reccep Tayyip Erdogan, qui a visité le site du tournage en novembre 2016, et accompagné l’équipe de tournage lors de sa visite au Koweït en mai 2017.

La dramaturgie turque est l’un des outils d’ingérence turque dans les affaires des pays arabes, de la promotion des produits turcs et du tourisme en Turquie, jusqu’à la prédiction du retour du califat ottoman sur les ruines des conflits sanglants vécus par la Syrie. Et bien que le feuilleton se déroule à l’époque de la naissance du califat ottoman au 13e siècle, il a des prolongements dans la réalité d’aujourd’hui, car il prépare au renforcement de la domination géopolitique turque sur les pays arabes, sous couvert de « retour du califat islamique ottoman ».

Centralité d’Alep

 

Alep a toujours joué un rôle central dans la pensée appelant à l’établissement d’un califat islamique. En effet, les Omeyyades et les Abbassides ont été soucieux de s’en emparer pour renforcer leur califat, et aujourd’hui, les Etats et groupes qui visent à promouvoir le concept de califat tentent de contrôler la ville : ainsi, Daech s’est emparé de Dabiq qui dépend du gouvernorat d’Alep, tandis que la Turquie, de son côté, a cherché à prendre le contrôle d’Alep, que ce soit dans la réalité virtuelle du feuilleton ou sur le terrain.

La réalité virtuelle a préparé à la situation actuelle à Alep et dans sa campagne, car dans les événements du feuilleton, ses réalisateurs ont fait passer l’idée que les troubles et le siège auxquels est exposée la ville ont poussé la tribu musulmane de Kayi (« la Turquie ») à fournir des aides à la ville et à la sauver du siège et des complots.

Ainsi, l’histoire du feuilleton concorde avec la réalité des événements actuels dans le nord de la Syrie, et le feuilleton a poussé le spectateur turc ou arabe à justifier l’intervention turque à Manbij et Afrin (opération rameau d’olivier en janvier 2018), comme une façon de secourir les familles d’Alep. Comme avait fait Ertugrul précédemment, jusqu’à ce que le nord de la Syrie se trouve quasiment totalement sous contrôle turc, comme si une opération de modification des frontières turques avait eu lieu au sud dans la direction de la ville d’Alep.

 

Monopolisation du rôle du héros

Dans le cadre des efforts turcs pour promouvoir la notion de califat islamique, la Turquie prétend monopoliser la défense de l’islam, et les groupes islamistes comme les « Frères » veulent accréditer l’idée selon laquelle le modèle turc est celui qui représente le mieux le système islamique, et qu’Erdogan est l’archétype du dirigeant islamique à l’époque moderne. Et le feuilleton a renforcé cette orientation en présentant la tribu turque de Kayi comme étant la seule à défendre l’islam et son chef Ertugrul comme le héros et le défenseur de la nation musulmane.

Loin de l’exploitation politique du feuilleton, nous constatons qu’il traite la femme du point de vue islamiste, car le drame historique et religieux arabe faisait l’objet des critiques des groupes islamistes, étant donné qu’il donnait une image de la femme différente de leur point de vue.

En effet, pour les islamistes, la femme doit être obéissante à son mari et son rôle se limite à le servir, et c’est ce que montre le feuilleton qui donne cette image de la femme. C’est ainsi que la femme s’adresse à son mari en l’appelant « mon maître » comme signe d’obéissance absolue et de soumission, et c’est ce qui explique l’accueil chaleureux réservé au feuilleton par les groupes islamistes.

 

Point de vue différent

Le feuilleton glorifie le nationalisme turc, tout en niant le rôle des autres nationalismes islamiques, car il est certain que durant la période où vécut Ertugrul, sa tribu était soumise à l’autorité du califat abbasside, ce que n’indiquent pas les événements du feuilleton. D’autre part, ce dernier prétend que la tribu d’Ertugrul a affronté les attaques des Croisés, alors qu’en réalité, c’est l’Etat ayyoubide (successeurs de Saladin) qui les a affrontés.

Peut-être le fait de présenter la tribu de Kayi comme celle qui a affronté les attaques des Croisés comporte-t-il un prolongement politique aujourd’hui en dépeignant les divergences turco-européennes comme faisant partie des campagnes croisées, en tant que tentative de conférer une dimension religieuse à ces divergences.

Outre le fait de nier le rôle de l’Etat ayyoubide dans la résistance aux Croisés. En outre, le feuilleton ne parle pas du rôle de l’Etat des Khawarizms qui a résisté longtemps face aux attaques des Mongols, et a empêché leur destruction du califat abbasside.

Le fait que le feuilleton nie le rôle des Etats islamiques à cette époque s’accorde avec la politique turque actuelle qui veut montrer que la Turquie est la seule à s’intéresser aux problèmes islamiques, comme la question de Jérusalem, ou de la Bande de Gaza, et nier tout effort consenti par les pays de la région pour lever le siège de Gaza et résoudre le problème de Jérusalem.

De même que le feuilleton veut promouvoir l’idée du retour du califat ottoman, il cherche aussi à renforcer les piliers du régime turc, qui a été ébranlé à la suite du putsch manqué en juillet 2016. Ainsi, en novembre de la même année, Erdogan et sa famille entreprirent de visiter le site du tournage du feuilleton, et il fit l’éloge de l’équipe de travail, dans le but d’établir un lien entre le putsch manqué et les complots tramés contre Ertugrul. Car Erdogan est l’Ertugrul moderne, le fondateur du nouveau califat ottoman, c’est-à-dire que le feuilleton cherche à garantir la légitimité politique du régime, et qu’il est un des moyens de mobilisation populiste du Parti de la Justice et du Développement au pouvoir.

Finalement, il convient de prendre en compte le fait que le succès du feuilleton s’explique par l’état de frustration civilisationnelle dont souffrent les musulmans. Ce feuilleton, en effet, répond au besoin des masses musulmanes de voir les hauts faits de héros historiques manifestant la gloire des musulmans à certaines époques. C’est pourquoi la dramaturgie arabe doit mettre en scène de nombreux cas d’héroïsme civilisationnel dans l’histoire musulmane.

Il reste à dire que le feuilleton cherche à changer l’image du califat ottoman chez les musulmans d’Egypte et du Levant. Cependant, les Levantins se rappellent encore les massacres de « Jamal Pacha », et les Egyptiens n’ont pas oublié la destruction civilisationnelle entreprise par le califat ottoman en transférant les ouvriers et artisans talentueux à Asitane (Istanbul), laissant le Caire vide après avoir connu la prospérité.

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