La (fausse) victoire de Bachar el-Assad en Syrie
«Assad a gagné», «la guerre touche à sa
fin.» Lorsque l'on
évoque la Syrie, ces commentaires reviennent de plus en plus fréquemment. C'est
bien compréhensible. Le régime el-Assad contrôle désormais près de deux tiers du territoire
syrien. L'opposition n'a
pas remporté de victoire décisive depuis l'intervention militaire russe de septembre 2015. Depuis, elle a
perdu l'essentiel de ses territoires. Dans l'est syrien, le califat territorial
de l'État islamique a, lui, subi son ultime défaite en mars dernier dans le village de Baghouz.
Lorsque le dossier syrien est évoqué, les
préoccupations majeures sont désormais le retour des réfugiés, la reconstruction, la question des sanctions et de l'aide
humanitaire et la
perspective d'une reprise des relations diplomatiques avec le régime.
Pour les personnes qui soutiennent le
régime de longue date, l'heure est à la fête, aux soupirs de soulagement et aux
appels à la bonne volonté auprès de la communauté internationale, qui devrait
selon elles accepter cette nouvelle réalité, lever les sanctions et aider la Syrie à se reconstruire
et à rétablir sa souveraineté aux quatre coins du pays. Ces exhortations sont
loin d'être une nouveauté, mais elles trouvent un écho de plus en plus
important chez certains observateurs et législateurs influents.
En avril 2019, à Londres, on a ainsi pu
voir le Carter Center –fondé par l'ancien président
américain Jimmy Carter –co-animer une conférence consacrée à
la «restauration de la souveraineté syrienne» et aux mesures
susceptibles de «chasser les forces armées opérant aujourd'hui en Syrie
sans le consentement du gouvernement syrien». L'autre co-animateur de
la soirée n'était autre que la British Syrian Society, association pro-régime fondée par Fawaz Akhras, le beau-père du leader syrien Bachar el-Assad. Akhraz était le conseiller
en communication du dirigeant en 2012. Le leader syrien était alors
accusé, preuve à l'appui, de torturer la population civile. Soulignons par ailleurs que l'actuel
directeur exécutif de l'association serait le frère du chef des armements chimiques syriens.
Le régime de Bachar el-Assad n'a
rien «gagné». Il est simplement parvenu à survivre, au prix du
sang et de la peur du peuple syrien. La stabilité est encore loin. Au
nord-ouest, les derniers bastions de l'opposition ne semblent pas
disposés à céder le moindre pouce de terrain. Dans le reste du pays, les signes
d'instabilité à venir abondent.
La Syrie n'est plus en guerre civile
ouverte, mais la crise politique s'intensifie. Les causes profondes de la
révolte de 2011 n'ont pas disparu, certaines se sont même aggravées. La vie
quotidienne des citoyen·nes est plus difficile qu'elle ne l'était lors des
pires jours de la guerre, y compris dans les territoires qui ont toujours
appartenu au régime, peuplés par ses plus ardents défenseurs.
Pour débattre honnêtement de la Syrie, il
faut avant tout reconnaître que la situation du pays demeure des plus instables
–et que la survie du régime est en elle-même porteuse de chaos, de déséquilibre
et de conflit à très long terme.
Idleb n'intéresse pas l'Iran
La dernière zone d'opposition syrienne est
située au nord-est du pays et représente environ 4% du territoire national,
mais elle abrite 3 millions de personnes. La moitié d'entre elles s'y sont
réfugiées ou ont été déplacées.
Selon mes estimations, dans la région
environnante d'Idleb, 60.000 combattant·es sont bien décidé·es à poursuivre la
lutte contre le régime et ses soutiens. Près de la moitié ont prêté allégeance
à des factions issues des courants majoritaires de l'opposition. L'autre moitié
appartient à des groupes djihadistes (certain·es demeurent fidèles à al-Qaïda).
Voilà deux mois que cette petite poche de
résistance est la cible d'un assaut d'envergure des forces pro-régime
(terrestres et aériennes). Une éprouvante vague de frappes d'artillerie et de
bombardements a ouvert la voie à une offensive terrestre menée par les unités
d'élite les plus loyalistes de Syrie, parmi lesquelles les tristement
célèbres Forces du tigre, la Garde républicaine et la 4e division. Reste qu'après plus de dix semaines
de combat, le régime n'avait reconquis qu'un seul pour cent de territoire, au
prix de la vie de plusieurs centaines de soldats, de dizaines de tanks et de
blindés et de plusieurs avions.
Pendant ce temps, 400 civils ont été tués,
et 400.000 déplacées. Les camps sont pleins et les oliveraies
se sont transformées en foyer de fortune pour les familles qui fuient les
bombardements aveugles du régime. Les événements d'Idleb sont la preuve
irréfutable que le régime syrien n'a pas assez d'hommes pour reprendre le
contrôle de la région, d'une part, et contrôler le reste du pays d'autre
part. L'Iran a refusé de déployer ses milices
intermédiaires pendant la bataille d'Idleb, une décision qui s'est avérée
décisive.
Si ce statu quo violent et chaotique se prolonge, il
finira par avantager d'autres factions d'al-Qaïda.
En février 2019, lors des processus d'Astana, Téhéran arguait déjà que le nord-ouest
syrien représentait peu d'intérêt au regard de ses priorités géopolitiques. Son
absence à Idleb fut des plus révélatrices. Elle montre à quel point l'aide
iranienne est précieuse pour le dirigeant syrien (et les Russes). La
perspective d'un retrait total des forces iraniennes (directes et
intermédiaires) présentes sur le territoire iranien se révèle peu
crédible, n'en déplaise à l'administration
Trump, qui continue
d'exiger leur départ (et qui pourrait en faire une condition préalable à tout
accord diplomatique important). Assad a toujours l'ambition de reconquérir
chaque pouce de terrain, mais ces 4% de territoire semblent décidément
constituer un défi hors de sa portée. Au lendemain du récent assaut éclairmené dans la province de Lattaquié,
certains signes semblaient même trahir un recul du régime, qui aurait réduit
ses déploiement de troupes sur le front.
Si la Turquie continue de fournir des
armes lourdes à ses forces intermédiaires, nous pourrions assister à une
transformation d'Idleb vers une situation comparable à celle de la bande de
Gaza: une région en état de siège permanent, soumise à un pouvoir extrémiste.
C'est précisément ce que le groupe Hayat Tahrir al-Cham, anciennement affilié à al-Qaïda, appelle de ses
vœux. Il aimerait voir son Gouvernement de salut syriendevenir l'administration régionale de
facto. Un tel scénario n'avantagerait pas grand monde –à commencer par les 3
millions de civils habitant cette province.
Si ce statu quo violent et chaotique se
prolonge, il finira par avantager d'autres factions d'al-Qaïda, comme les
combattants du Tanzim Hurras ad-Din, qui font figure de djihadistes modèles dans
l'organisation d'Oussama ben Laden, et qui combattent de nouveau en première ligne.
Ces groupes disent se consacrer
exclusivement au conflit militaire du nord-ouest syrien, mais je tiens de
source sûre qu'ils ne perdent pas de vue leur «ennemi lointain», l'Occident.
Au fil de l'année écoulée, trois figures islamistes m'ont parlé de rencontres
informelles organisées entre les cercles islamistes et djihadistes, rencontres
durant lesquelles des loyalistes d'al-Qaïda ont souligné l'importance d'Idleb
en tant que base de préparation de futures opérations extérieures. Si j'en
crois mes sources, ces sujets n'avaient jamais été évoqués publiquement pendant
les huit premières années de la guerre civile.
Désormais, les loyalistes les plus
extrémistes d'al-Qaïda osent les aborder sans crainte. Voilà qui devrait nous
inquiéter au plus haut point. Mais pas eu point de considérer les bombardements
massifs de Bachar el-Assad comme une solution. Ils risquent au contraire
d'aggraver la menace et de la rendre encore plus difficile à identifier.
Dimanche 30 juin, les États-Unis ont frappé al-Qaïda dans le nord-est
syrien malgré la
zone d'exclusion aérienne mise en place par la Russie. Cette première attaque
du genre en plus de deux ans souligne la gravité de la menace terroriste dans
cette région.
Cellules (pas si) dormantes de l'EI
L'État islamique a perdu sa base
territoriale (qui était naguère aussi grande que le Royaume-Uni, à cheval entre
la Syrie et l'Irak) mais cela ne l'a pas empêché de mener nombre d'opérations dans l'est de la
Syrie ces derniers
mois. Des rapports provenant de sources publiques ont fait état de plus de 370
attentats dans l'est syrien depuis mars dernier. La plupart d'entre eux ont été
attribués à l'État islamique et à ses cellules dormantes.
Rapport US-CENTCOM au département de la Défense : l'EI pourrait resurgir en
Syrie dans les 6 à 12 mois et reprendre le contrôle d'un territoire limité.
Confirme ce sur quoi on alerte depuis littéralement des années sous les regards
attendris du public...
L'administration Trump a certes renoncé à retirer toutes ses troupes de Syrie (en dépit des promesses du
président, qui avait annoncé un retrait militaire complet d'ici décembre
dernier), mais les forces américaines restantes seront bien peu nombreuses. Un
millier de GI américains sont aujourd'hui déployés en Syrie. Si l'on en croit
la feuille de route annoncée, ils ne seront plus que 400 d'ici l'automne 2020.
Le Royaume-Uni et la France sont convenus d'une légère augmentation des effectifs (entre 10 et 15%), et certains États
des Balkans et de la Baltique se sont engagés à envoyer quelques poignées de
soldats.
Il y aurait 600 soldats non américains
déployés sur le territoire syrien. C'est certes plus que les 400 soldats
américains devant rester en poste jusqu'à l'automne prochain, mais cela semble
trop peu. Trop peu pour contenir l'État islamique; trop peu pour entraîner les
Forces démocratiques syriennes (FDS), alliées de l'Occident, qui sont en pleine
expansion; trop peu pour repousser les menaces venues de Syrie, de Russie,
d'Iran et de Turquie; trop peu enfin pour persuader les tribus arabes les plus
hésitantes de rester fidèles aux FDS à dominante kurde.
Pire, ce faible nombre peinera
certainement à faire changer d'avis Donald Trump, qui doute de la pertinence
d'une poursuite de la mission. En l'état, la stratégie déployée par l'Amérique
dans l'ancien bastion de l'État islamique (à l'est de l'Euphrate) ne semble pas
tenable.
L'État islamique, lui, n'opère pas qu'à
l'est de l'Euphrate. Le groupe dispose de forces encore plus importantes à l'ouest de la rivière –une région théoriquement contrôlé
par le régime, mais délaissée par ce dernier depuis le lancement des opérations
d'Idleb, il y a deux mois. Peu avant l'offensive, deux bataillons entiers de
l'armée syrienne ont d'ailleurs été assiégés pendant plusieurs jours par des
combattants de l'État islamique dans le désert de la Badiya, avant d'être
délivrés. Daesh terrorisait l'armée syrienne et ses milices alliées depuis
plusieurs semaines. Après le siège, une réunion de crise aurait donc été
organisée dans la région pour évoquer la menace islamiste.
ituation militaire dans les gouvernorats de #Homs et #DeirEzZor : L’Etat
islamique a étendu son périmètre d’intervention contre l’armée syrienne jusqu’à
l’ouest de Palmyre ces dernières semaines. L'armée russe participe aux
opérations visant à sécuriser la Badiya.
Selon les rapports, les participants
auraient écarté l'option militaire pour surveiller et contenir le groupe –ce
qui en dit long sur les priorités du dirigeant syrien en matière de
contre-terrorisme.
Si l'Iran et le Hezbollah ont refusé de
soutenir les opérations d'Idleb, ils semblent avoir renforcé leur présence dans
ce désert central. Mais leurs opérations armées sont assorties d'objectifs non
militaires, tels que la propagation de l'Islam chiite, les campagnes de
recrutement des milices chiites et les institutions et œuvres de bienfaisance
religieuses et culturelles d'Iran. Dans cette région conservatrice de Syrie,
ces activités iraniennes offriront sans doute des occasions de
contre-recrutement à l'État islamique.
Une réconciliation tendue
Outre Idleb, l'opposition syrienne contrôlait naguère trois autres régions: le sud et le
sud-est syrien, la région de la Ghouta orientale (Damas) et les zones rurales
de Homs. Ces quatre provinces ont été classées «zones de désescalade» par
la Russie, l'Iran et la Turquie lors des discussions multilatérales
d'Astana (mi-2017), leur
but théorique étant de réduire la fréquence des affrontements dans le pays.
La réalité est toute autre. Ce processus
de désescalade est une pernicieuse initiative de Moscou, conçue pour pallier
les pénuries de personnel du régime. L'armée syrienne est parvenue à se
concentrer sur une zone à la fois: la Ghouta orientale entre février et avril
2018, puis Homs en avril et mai et enfin le sud du pays entre juin et juillet.
Les trois zones ont ensuite été placées sous l'égide des prétendus «accords de réconciliation». On a proposé à la population locale de rester sur
place, à condition qu'elle se réconcilie avec (et qu'elle se soumettent au)
régime. Les groupes qui accepteraient de rendre les armes seraient intégrés à
des structures appartenant à l'armée syrienne, mais ils resteraient dans leur
région, sous supervision russe.
Le retour du régime fut synonyme d'une
répression d'État accrue, de conscription forcée et de services publics réduits.
Dans certains cas, ce retour a placé des civils au centre de rivalités opposant
des acteurs de la sécurité locale, les uns soutenus par la Russie, les autres
par l'Iran. La Ghouta orientale serait ainsi devenue un «trou
noir» constellé de postes de sécurité, de prisons secrètes liées à la
Russie et d'installations militaires iraniennes. Les insurgés qui ont rendu les
armes se trouvent de plus en plus souvent contraints de combattre leurs anciens
camarades, y compris à Idleb où de nombreux combattants originaires du sud ont
trouvé la mort ces dernières semaines.
Personne ne s'est réellement «réconcilié» avec
le gouvernement central. Il serait plus juste de parler de soumission
contrainte et forcée. Il en résulte que l'instabilité augmente, notamment dans
le sud-est du pays. Selon une source interne, l'état d'urgence y aurait été
déclaré par les responsables de la sécurité du régime.
Des dizaines d'attentats ont ébranlé la ville de Deraa ces
derniers mois, lesquels seraient l'œuvre de réseaux clandestins de résistance
–mais aussi, dit-on, d'anciens insurgés ayant déposé les armes, aujourd'hui
considérés comme des soldats du régime. Le cas d'Adham Alkarad,
ancien chef rebelle de Deraa, est représentatif. Le 23 juin, il a menacé le
régime de soutenir une campagne de «désobéissance civile» si
l'État continuait d'envoyer combattre à Idleb d'anciens insurgés originaires du
sud. Le centre de Damas a également été le théâtre d'une série de fusillades
motorisées et d'attentats
On a pu établir des liens entre la
quasi-totalité des attentats et les prémices de l'insurrection anti-régime de
2011 et 2012, preuve que la ferveur révolutionnaire est encore particulièrement
vivace –quoique plus minoritaire, avec des moyens diminués.
Pour l'heure, le régime (et ses soutiens
russes et iraniens) ne semble pas avoir mis en place de stratégie particulière
pour étouffer ces premiers signes de résistance armée dans les régions censées
avoir déposé les armes. Si l'insurrection continue de couver dans
l'indifférence générale, l'instabilité du pays ne pourra que s'aggraver.
À lire aussiLa Russie et l'Iran placent leurs pions en Syrie
Hostilités géopolitiques
Le régime de Damas contrôle près de 62% du territoire syrien –ce qui
signifie que 38% du pays demeurent hors de sa portée. Ces 38% sont contrôlés par
des acteurs syriens fortement influencés par (et dépendant directement de
l'aide de) gouvernements étrangers.
Les États-Unis et sa coalition anti-Daesh
contrôlent 28% du territoire à l'est et au nord-est. La Turquie domine les 10%
restants (nord d'Alep, nord-ouest syrien). L'implication de la Turquie et des
États-Unis a ouvert la voie à plusieurs conflits inter-étatiques et
intra-étatiques: Kurdes contre Arabes; opposition contre Forces démocratiques
syriennes; États-Unis contre l'Iran, la Russie, le régime syrien et (peut-être)
la Turquie; le régime contre le reste du monde.
Dans cette phase post-Daesh, qui voit tous
les acteurs étatiques tenter d'étendre, de renforcer ou de consolider leur zone
d'influence en Syrie, on observe l'apparition de nouvelles lignes de faille.
L'espoir de voir certains de ces conflits trouver une résolution n'est donc
guère permis.
La Turquie est peu encline à relâcher son
emprise sur les régions qu'elle contrôle, malgré la résistance acharnée que lui opposent les insurgés kurdes
au nord d'Alep et à Afrin. Les États-Unis resteront eux aussi dans la région –à
court terme, du moins. Certaines négociations de paix (entre les Forces
démocratiques syriennes et Damas, par exemple) ont été suspendues, tandis que
d'autres (comme celles entre les États-Unis et la Turquie) sont purement et simplement gelées. Aucune d'entre elles n'a réellement
progressé.
Si les tensions entre les États-Unis et l'Iran
s'aggravaient, Téhéran pourrait cibler les troupes américaines en Syrie.
Pendant ce temps, Israël continue de
considérer comme une menace la présence de l'Iran non loin de ses frontières.
Le pays a donc lancé plusieurs attaques en territoire syrien. La Russie a
livré ses systèmes de défense sol-air S-300 au pouvoir syrien. Ils ont été
déployés sur la base aérienne de Masyaf et sont visiblement opérationnels
depuis février dernier. Ces mesures n'ont pas fait reculer l'armée israélienne
qui poursuit ses interventions depuis lors. Le 30 juin au soir, elle a
notamment frappé une dizaine de cibles liées à l'Iran et au Hezbollah à Homs et à Damas –son opération syrienne la plus
importante depuis mai 2018.
La perspective d'une escalade accidentelle
de la violence entre Israël et l'Iran est d'autant plus à craindre que Téhéran
a récemment été accusé d'avoir attaqué des navires pétrolier, d'avoir abattu un
aéronef américain sans pilote, d'avoir encouragé le bombardement (par une
milice irakienne) de bâtiments liés aux intérêts américains en Irak et d'avoir
aidé des insurgés houthis à organiser plusieurs attentats ayant touché des
cibles saoudiennes.
Par ailleurs, si les tensions et
l'hostilité entre les États-Unis et l'Iran venait à s'aggraver, Téhéran
pourrait considérer les troupes américaines en Syrie comme des cibles faciles
–ce qui pourrait bien avoir des conséquences désastreuses.
Sanctions et reconstruction
Outre les questions militaires et de
sécurité, la Syrie est appelée à subir le contrecoups économique de ces huit
années de conflit, qui a vu la violence du régime détruire la plupart des
infrastructures-clé du pays, briser tout semblant d'unité nationale et ouvrir
la porte à une campagne de sanctionsconçues pour isoler le pays sur la scène internationale.
La plupart des ressources énergétiques et
agricoles du pays sont sous le contrôle des FDS et de la coalition soutenue par
l'Amérique. Par ailleurs, les sanctions pétrolières, les interdictions internationales et les actes de
sabotage visant les oléoducs sous-marins de Syrie ont menacé les livraisons de
pétrole iranien –le pétrole dont dépend le régime Al-Assad. Damas a été
paralysée par une pénurie de carburant en avril dernier, l'Iran ayant été incapable de livrer
son pétrole en Syrie cinq mois
durant.
La corruption et la mauvaise gestion du
régime sont sans doute les plus grandes sources de mécontentement économique à
l'heure actuelle. La frustration et la colère populaire ont gagné en intensité
dans les communautés loyalistes, et le prétendu «retour de la paix» n'a
pas amélioré la situation économique des citoyen·nes syrien·nes, bien au
contraire: elle a tendance à empirer. Les partisans du régime (et ceux qui le
tolèrent) acceptaient de faire quelques sacrifices lorsque la guerre civile
faisait rage, mais ils ont aujourd'hui de plus en plus de mal à accepter cette
mauvaise qualité de vie. Ce mécontentement n'engendrera sans doute pas de
mouvement comparable à la révolution de 2011, mais il constitue un dilemme
existentiel pour le régime, qui peine à accorder ses ressources limitées avec
les nombreuses exigences de sa base.
La situation syrienne dépend désormais de
décisions prises à Damas, Moscou et Téhéran –pas à Washington.
Le processus de stabilisation devra
surmonter un défi encore plus redoutable: la reconstruction du pays. En
2016, la Banque mondialeestimait son coût à 450 milliards de dollars en tablant
sur un arrêt du conflit d'ici 2017, contre 780 milliards si le conflit prenait
fin en 2021. Selon une estimation publiée par le site allemand Qantara, si la Syrie parvenait à recevoir une assistance record
pour sa reconstruction (semblable à celle reçue par l'Afghanistan en son
temps), le processus prendrait plus de cinquante années. Même dans des
conditions «parfaites», l'envergure du défi serait
vertigineuse.
Si l'on estime par exemple le coûts nécessaires aux
chantiers de deux millions de domiciles syriens, il faudrait importer 25
millions de tonnes de ciment et 5 millions de tonnes d'acier, chaque année, dix
ans durant. La Syrie ne dispose ni de l'argent, ni des infrastructures
suffisantes (routes, ports, installations de transit) pour entreprendre une
telle entreprise. Le simple mélange du ciment nécessiterait des quantités
astronomiques d'eau importée. Étant donné les innombrables crimes de guerre et
autres atrocités commises par le régime depuis 2011 et son opposition
systématique aux efforts de médiation internationaux, les sanctions économiques
qui pèsent sur le pays ne seront sans doute pas levées de sitôt.
Stagnation totale, destruction à grande échelle, crise économique,
incompétence gouvernementale, instabilité grandissante, etc. Ces éléments
engendrent toujours un écosystème favorable aux personnes mal intentionnées.
Mieux vaut s'en souvenir.
Le statu quo finira par engendrer de la violence et de
l'insécurité, quelle qu'en soit la forme: criminalité, seigneurs de la guerre,
révoltes locales ou actions terroristes à plus grande échelle. La situation
syrienne dépend désormais de décisions prises à Damas, Moscou et Téhéran –pas à
Washington.
Retombées politiques
Les États-Unis et ses alliés ont des intérêts en Syrie,
quoi qu'ils en disent. Ils n'ont aucune intention de s'en détourner, restent
soucieux de leurs investissements, de leurs troupes ou de leurs projets
diplomatiques. La défaite territoriale de l'État islamique et les
bouleversements (apaisement relatif, transformation) de la guerre civile
syrienne n'y changent rien.
Ils ont au contraire tout intérêt à redoubler d'efforts
face aux nombreux défis et autres menaces auxquelles la Syrie est aujourd'hui
confrontée. Ils commenceront sans doute par exploiter leurs leviers existants,
afin d'imposer leurs conditions en cas de négociations. Le processus dit de
Genève est peut-être bel et bien enterré, mais la perspective d'un accord
négocié est encore envisageable –et doit être envisagée.
Les récentes rencontres entre la Russie et les États-Unis
(à Sotchi, New York et Jérusalem) ont annoncé la couleur: le processus
diplomatique sera certainement aussi complexe qu'essentiel. La Russie compte
bien arracher un accord politique de grande ampleur avec le soutien des
États-Unis. La bénédiction de Washington aura un prix. Les exigences de
l'administration Trump quant à la Syrie ne sont absolument pas réalistes,
notamment pour ce qui est du dossier iranien. Mais personnes ne s'attend à les
voir figurer parmi les conditions préalables en cas de négociations avec
Moscou.
Si les États-Unis abandonnent la Syrie à
son désordre, ce chaos nuira à toute la communauté internationale.
Cette stratégie n'est pas spécialement aberrante, mais
elle ne portera ses fruits que si les États-Unis doivent expliquer ce qu'ils
comptent accomplir en Syrie et préciser comment il souhaite contribuer à cette
entreprise.
En annonçant un retrait des troupes d'ici décembre 2018,
Donald Trump avait provoqué un électrochoc. Depuis, les représentants du pays
rechignent à évoquer la stratégie syrienne de l'Amérique en détail, de peur
d'ouvrir la porte à une déclaration spontanée du président. Une inquiétude justifiée
par l'instinct diplomatique de Donald Trump qui est des plus primaires.