D’abord, qu’on arrêt de parler de « frappes ». Chirurgicales ou non, ces actes de guerre sont destinés à tuer et à détruire et ne sauraient s’assimiler à de simples fessées punitives. Paradoxalement, les bombardements occidentaux du 14 avril 2018 effectués sur la Syrie n’ont fait que trois blessés légers ; ils ont suscité en tout cas des scènes de liesse populaire et renforcé le prestige de Bachar al-Assad, leader arabe qui aura mis en échec la stratégie occidentale au Proche-Orient. Brillant résultat !
En dehors de toutes considérations géopolitiques (nous y reviendrons), on a atteint - avec les dernières péripéties de la crise syrienne -, des sommets himalayens de bêtise et de vulgarité. Bêtise globalisée, méchante et d’un manque total de distinction dans les deux sens du terme - séparation et excellence -, élevée au plus haut niveau d’une communication politique et diplomatique tellement primitive, mais érigée en modèle car émanant du président le plus puissant de la planète. L’un de ses derniers Tweets avant les bombardements : « que la Russie se tienne prête, car ils arrivent nos missiles, beaux, nouveaux et intelligents ». De précédents messages parlaient de « Bachar, l’animal… » Quoiqu’on puisse penser du président syrien, l’emploi d’un tel vocabulaire ajoute inutilement morgue, grossièreté et mépris aux malheurs du monde.
En l’occurrence, la comparaison souvent faite entre Donald Trump et Le Docteur Folamour1, bien trop faible, est loin d’épuiser l’hallucination collective provoquée par cette « diplomatie de l’injonction » et ces tweets à la tronçonneuse du président américain. Et qu’on évite - ici - de parler du
« pragmatisme américain » pour « appeler un chat, un chat » et soulignons plutôt que Donald Trump nous impose ses certitudes et son style : celui d’un parvenu persuadé que l’argent est la mesure de toutes choses, celui d’un rustre dont l’éducation nous ramène à l’ère des australopithèques ; en définitive, celui d’une autre catégorie de personnages si bien qualifiés par Michel Audiard : « les cons, ça ose tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît ».
Cette phénoménologie de l’indigne est trop peu relevée pour qu’ ici nous lui consacrions justement quelques lignes, d’autant que les journalistes s’en font les zélés diffuseurs, voire les propagandistes dociles, sans même se rendre compte qu’elle finit par atteindre la structure de leur langue et de leurs raisonnements. Mais avant d’essayer d’évaluer les conséquences de l’attaque occidentale, reprenons l’enchainement étonnant que viennent de nous imposer trois des grands dirigeants occidentaux et leurs intervieweurs.
DOUBLE PERNOD
Le 12 avril dernier, Jean-Pierre Pernaut, le « journaliste de proximité » de TF1 - qui présente le journal de 13 heures - a donc interviewé le président de la République dans l’école communale d’un petit village de l’Orne : Berd’huis. Lorsque Emmanuel Macron affirme détenir « les preuves » d’une attaque chimique (ou plutôt au chlore), attribuable à Bachar al-Assad soi-même, le « journaliste » n’a pas le réflexe professionnel minimal de lui demander « lesquelles ! Plus concrètement « de quelles preuves disposez-vous Monsieur le président ? », ni de le relancer sur les fondements d’ une totale absence de doute… « Double Pernod » - comme l’a baptisé la profession depuis des années - va ainsi servir la soupe durant toute la durée de l’entretien, sans poser une seule question anglée, sinon dérangeante.
La mansuétude des journalistes français, chargés d’interroger les présidents de la République, est un vieux serpent de mer, puisque c’est le service de communication de l’Elysée qui traditionnellement s’invite dans le média de son choix, en choisissant les journalistes-intervieweurs et les thèmes de l’entretien. Survivances du Roi-Soleil, ces pratiques font, depuis longtemps, la risée de notre pays et de sa caste médiatique dans le monde entier, à qui nos dirigeants continuent pourtant à donner des leçons quotidiennes en matière de droits humains et de liberté de l’information !
Deux jours auparavant, la chaine américaine Fox-News - créée par Rupert Murdoch et pourtant réputée pour sa ligne éditoriale néo-conservatrice - interviewait un sénateur républicain partisan de Donald Trump. D’une manière professionnelle, le journaliste est revenu à plusieurs reprises sur la question des « preuves » de la présumée attaque chimique et sur les objectifs des « frappes annoncées », ainsi que sur la suite et les conséquences de cette attaque militaire. Affichant sa parfaite connaissance du dossier, le journaliste de Fox-News a rappelé que les « frappes américaines » de l’année dernière sur une base aérienne syrienne avaient été suivies quelques mois plus tard d’un mea culpa du secrétaire à la Défense James Mattis, reconnaissant que les preuves d’une attaque chimique « n’avaient pas été suffisamment complètes et certaines » pour justifier une telle attaque.
Ne s’en laissant pas compter par le sénateur républicain, le journaliste a rappelé que la Maison Blanche avait déclaré solennellement que l’objectif n’était pas celui d’un « Regime Change » en Syrie. Question légitime suivante, « alors quelles étaient les objectifs de ces frappes ? ». Acculé, le sénateur devait reconnaître qu’Israël avait demandé cette intervention militaire américaine, afin d’affaiblir « une Syrie, alliée du Hezbollah libanais ». Ultime question : « on comprend bien l’intérêt israélien, mais pas l’intérêt américain… » Le sénateur devait conclure en se prenant les pieds dans le tapis essayant d’expliquer que les intérêts israéliens étaient « les mêmes que ceux des Etats-Unis… »
C’est quand même autre chose que Double Pernod ! Toujours est-il que ces dommages collatéraux médiatiques n’auront pas empêcher l’emballement d’une machinerie absurde.
LOGIQUE A MARCHER SUR LA TÊTE
Première étape : entre tweets et communiqués officiels, les Etats-Unis, la France et la Grande Bretagne affirment qu’ils vont attaquer, quoiqu’il arrive, et que leur riposte à des « attaques chimiques » présumées est inéluctable. Donc, s’ils ne le font pas, ils se déjugent, et fixent eux-mêmes l’ engrenage du déclenchement d’une opération militaire.
Deuxième étape : ensuite seulement, on cherche des preuves qu’on aurait dû, semble-t-il, accumuler avant d’affirmer qu’on allait attaquer.
Troisième étape : enfin, on attaque « l’arsenal chimique clandestin du régime syrien », selon les propres termes du communiqué de l’Elysée du 14 avril dernier. Ouf ! Ainsi on peut considérer que le problème est réglé et définitivement réglé !
A ce stade, une question fondamentale s’impose : si l’arsenal chimique syrien n’a pas été démantelé comme prévu après l’accord russo-américain de septembre 2013 et que subsistent des laboratoires de recherche, des stocks de composants chimiques et des unités spécialement entraînées à utiliser ce type d’armements, pourquoi n’a-t-on pas réagi beaucoup plus tôt en amont, pourquoi après la dernière attaque présumée n’a-t-on pas immédiatement déployé - sur le terrain - les inspecteurs de l’Organisation de l’interdiction des armements chimiques (OIAC)2 ?
Pourquoi l’OIAC est-elle immédiatement saisie dans l’affaire de l’ex-espion russe empoisonné en Grande Bretagne, alors qu’on traîne les pieds pour envoyer les inspecteurs de l’ONU en Syrie ? La réponse à cette question est très simple : en 2002, le premier directeur général de l’OIAC - le grand diplomate brésilien José Bustani avait eu l’outrecuidance de vouloir envoyer ses inspecteurs en Irak afin de chercher les fameuses armes de destruction massives dans leur version chimique - armes qui, selon George W. Bush et Tony Blair, pouvaient menacer la terre entière en moins de 45 minutes !
A l’époque sous-secrétaire d’Etat pour le contrôle des armes et la sécurité internationale, John Bolton ( patron depuis quelques jours du Conseil américain de sécurité nationale) s’était précipité au siège de l’OIAC à La Haye pour obtenir la tête de José Bustani, en menaçant au passage les enfants du diplomate brésilien vivant à New York. De fait, depuis 2002, l’OIAC est marginalisée par les Etats-Unis qui préfèrent s’adresser à des inspecteurs « indépendants », souvent rattachés aux services spéciaux américains ou britanniques…
Toujours est-il que face aux preuves des Casques blancs et de l’Observatoire syrien des droits de l’homme, le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov réplique que « l’attaque chimique présumée en Syrie est une mise en scène à laquelle ont participé les services spéciaux d'un État » (non nommé), mais
désigné comme « russophobe ». Sergueï Lavrov en conférence de presse : « nous disposons de preuves irréfutables qu'il s'agissait d'une nouvelle mise en scène, et que les services spéciaux d'un État actuellement en première ligne d'une campagne russophobe ont participé à cette mise en scène ».
En effet, images et témoignages de la dernière attaque chimique présumée de la Ghouta ont été principalement rapportés par deux sources : l’ONG des Casques blancs - créée de pied en cap par le MI6 (service britannique du renseignement extérieur) pour appuyer Jabhat al-Nosra (c’est-à-dire la Qaïda en Syrie) durant la reconquête d’Alep par l’armée gouvernementale syrienne ; et l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), basée à Londres et citée par les médias occidentaux comme une agence de presse alors qu’elle est une officine politique liée aux Frères musulmans. Ces deux sources sont-elles suffisamment crédibles pour fonder une opération militaire d’envergure ?
Comme en septembre 2013, les autorités françaises exhibent une « note » des « services de renseignement ». Diantre ! Celle brandie à l’époque par le premier ministre Jean-Marc Ayrault était une collection de laborieuses suppositions.
La dernière n’est pas meilleure, puisqu’elle rassemble un condensé d’images collectées sur You-tube. Du solide ! En février 2003, l’auteur de ces lignes a assisté à la séance du conseil de sécurité qui a vu le général Colin Powell (alors secrétaire d’Etat) brandir un prétendu échantillon des armes chimiques irakiennes et projeter un diaporama voulant prouver que Saddam Hussein et Oussam Ben Laden étaient les meilleurs copains… On connaît la suite !
Toujours est-il que les sources des services spéciaux contactées (qui ne peuvent s’exprimer publiquement) ne sont pas très enthousiastes de se voir ainsi, une fois de plus, instrumentalisées pour justifier - a posteriori - une décision du pouvoir exécutif, prise sur la base de considérations plus politiques que tactiques ou stratégiques, en tout cas en fonction d’un enchaînement d’une logique à marcher sur la tête… qui ne tient pas debout. C’est peu de le dire ! Les journalistes - plus que jamais dans leur rôle de passe-plats de propagande - ont repris en coeur : « quelle riposte apportée à des attaques chimiques présumées ? ». Des ripostes présumées ?
POTION DE DOCTEURS DIAFOIRUS
S’ils avaient relu, ou seulement lu De la guerre, le fameux traité de Carl von Clausewitz, nos dirigeants auraient compris que toute opération militaire vise deux finalités : des objectifs opérationnels et des buts politiques. Avant de revenir sur ce dernier aspect, voyons donc les objectifs.
La communication gouvernementale officielle nous dit que les cibles ont été au nombre de trois. D’abord le CERS (Centre d’études et de recherches scientifiques de l’armée syrienne), situé au-dessus de Damas. Dès les années 1970, Allemands de l’Est, puis Allemands de l’Ouest y collaboraient avec des scientifiques arabes de plusieurs nationalités, tandis que des agents français y donnaient des cours de langue… Des bureaux de la Garde républicaine, dont la mission est de protéger Damas, sont aussi installés dans le bâtiment du CERS. Le chef de cette unité d’élite, Maher al-Assad (le frère de Bachar) aurait pu, selon différentes sources, commanditer la dernière attaque présumée chimique dans le dos de son frère ! A voir… Toujours est-il que ces locaux avaient été déménagés depuis belle lurette et qu’on y a vraisemblablement bombardé des cages à poules vides.
Les deux autres cibles se trouvent dans la région de Homs - sur l’Oronte au centre du pays - abritant des « centres de production et de stockage du programme clandestin chimique du régime ». Là-aussi, il semble bien que les locaux fussent désertés et que les missiles occidentaux aient fait chou blanc. A ce stade, une conclusion provisoire devrait s’imposer : cette fois-ci l’arsenal chimique syrien est détruit et on peut estimer que c’en est définitivement fini des attaques chimiques, donc aussi des bombardements occidentaux. Or Trump dit qu’il est encore prêt à dégainer ?
Dans tous les cas de figures, ces objectifs opérationnels s’avèrent mineurs et leur destruction ne change en rien l’anatomie et les évolutions majeures de la guerre qui se poursuit en Syrie. Selon le ministère russe de la Défense, sur une centaine de missiles tirés par la coalition occidentale, 73 auraient été neutralisés et déviés de leur cible par l’armée syrienne !? Ce bilan s’apparente à une potion digne du docteur Diafoirus de Molière ou du Knock de Jules Romains : « est-ce que ça vous chatouille ou est-ce que ça vous gratouille ? »… bref, n’importe quoi.
Diligenté au nom de la morale et des valeurs universelles visant à « protéger les populations », cette potion très inappropriée, risque au contraire
d’aggraver le mal qu’elle était censée atténuer en confortant les différentes logiques conflictuelles en œuvre dans la guerre civilo-globale de Syrie.
GEOPOLITIQUE EN CARTON
Le 17 février dernier, depuis la Conférence sur la sécurité de Munich, prochetmoyen-orient.ch révélait le contenu d’un télégramme diplomatique britannique détaillant la nouvelle stratégie occidentale en Syrie3. En pure démonstration clausewitzienne, les objectifs militaires étaient parfaitement définis : miser sur la poursuite de la guerre en attisant la rivalité turco-kurde et la multiplication des ingérences militaires israéliennes. Sur le plan des buts politiques, sinon géopolitiques, même clarté de mise : punir Assad, intimider les Russes, menacer les Iraniens.
Avant d’engager toute espèce d’opération militaire, les dirigeants occidentaux devraient penser - bien-sûr - au jour d’après. Et l’on pense communément qu’ils sont suffisamment responsables pour le faire. Le fait est que plusieurs précédents récents ne confirment pas ce réflexe de bon sens : Irak (2003), Libye (2011), Yémen (2014). Alors que peut-il se passer maintenant ?
Le prestige de Bachar al-Assad est conforté : comme Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, et Hassan Rohani, le président iranien, il incarne une espèce de nouveau Nasser qui résiste aux Occidentaux. Les Russes gardent tête et diplomatie froides, mais ils sont furieux et feront payer la note, tôt ou tard. De fait, le Hezbollah n’est pas (encore) puni, les Russes ne sont pas intimidés et les Iraniens se préparent à la décision de Donald Trump qui vraisemblablement abrogera l’accord sur le nucléaire iranien le 12 mai prochain.
Par conséquent, les buts de guerre des bombardements occidentaux s’avèrent particulièrement désastreux et il n’est pas exagéré de les qualifier de « fiasco diplomatique », d’autant que la France en rajoute sur le plan de la russophobie ordinaire. Il faut ré-écouter les déclarations de François Delattre - notre ambassadeur aux Nations unies - pour se demander quels sont les intérêts qui poussent ainsi notre pays à se mettre en pointe contre Moscou. En janvier 2016, l’auteur de ces lignes assiste - médusé - au discours de la Sorbonne de Jean-Yves Le Drian (alors ministre de la Défense),
dissertant sur les deux ennemis principaux de la France : Dae’ch - l’Organisation « Etat islamique » et… la Russie !
Il y a quelques jours, le même (devenu ministre des Affaires étrangères) s’est rendu à Kiev où il a pris ouvertement parti pour les Ukrainiens contre les « séparatistes pro-russes », annulant ainsi d’un mot les accords de Minsk pourtant partiellement initiés par la diplomatie française. Le chercheur Emmanuel Todd intervenait, il y a quelques jours, sur l’antenne d’une radio de service public en s’étonnant de deux choses : de « l’hystérie russophobe française » et de cette insistance à combattre en Syrie et ailleurs « des gens qui partagent nos valeurs les plus fondamentales » en s’alliant à des pays (dont l’Arabie saoudite) qui financent et propagent l’Islam radical dans le monde entier depuis plus de trente ans !
Dans la production entretenue de ce délire anti-russe, la palme revient - en particulier - à deux hauts fonctionnaires : Jean-Claude Mallet (inamovible conseiller de Jean-Yves Le Drian) et Jérôme Bonnafont, le patron d’ANMO (la direction proche-Orient du Quai d’Orsay) qui déclarait à des proches qu’il préférait voir Dae’ch à Damas que Bachar al-Assad... Charles (de Gaulle), réveille- toi, ils sont devenus fous, complètement fous !
NE PAS CONFONDRE LA SYRIE AVEC NOTRE-DAME DES LANDES
Comme toujours avec Emmanuel Macron, il s’agit de respecter les formes. Il a précisé que « conformément à l’article 35, alinéa 2, de la Constitution, le Parlement sera informé et un débat parlementaire sera organisé, suite à cette décision d’intervention de nos forces armées à l'étranger ». On engage d’abord les forces armées et on demande l’avis de la représentation nationale après… La démocratie française est vraiment curieuse. Heureusement, le service communicationnel après-bombardement est parfaitement assuré. Le général François Lecointre (Chef d’état-major des armées/CEMA) et la ministre de la défense Florence Parly montent à l’antenne pour saluer une « performance opérationnelle », sans bavure aucune. Et ils ont raison, car nos armées sont excellentes et (heureusement) exécutent rigoureusement les ordres que leur donne le pouvoir exécutif. Mais, comme en Libye avec l’opération Harmattan, l’excellence d’exécution militaire ne suffit pas. « Performance opérationnelle » certainement, « fiasco politique » assurément !
« En matière de politique étrangère, Emmanuel Macron fait pire que son prédécesseur François Hollande », déplore un ambassadeur de haut rang, « car prétendre qu’après ces bombardements la France pourra revenir dans le jeu diplomatique du Proche Orient est une parfaite illusion. Notre pays s’y est mis hors-jeu depuis mars 2012, lorsque Alain Juppé a pris la funeste décision de fermer notre ambassade à Damas ».
En définitive, Emmanuel Macron a confondu la Syrie avec la ZAD de Notre Dame des Landes : déclencher une opération de police pour faire respecter le droit en faisant attention de ne pas faire de mort… Mais, hélas, dans tous les cas de figures, cette opération ne modifiera en rien les évolutions de la guerre en Syrie, ni ne favorisera le retour de la France aux Proche et Moyen-Orient.
Bonne lecture et, néanmoins bonne semaine.