En Libye, la guerre est aussi économique
En Libye, où les deux camps rivaux sont dans l'impasse sur le
terrain militaire, la bataille risque de s'envenimer autour de l'économie et de
la gestion des ressources de ce riche pays pétrolier.
Six semaines après le début de l'assaut sur Tripoli du
maréchal Khalifa Haftar, l'homme fort de l'est du pays, les positions
militaires sont figées aux portes de la capitale où siège le Gouvernement
d'union nationale (GNA) de Fayez al-Sarraj.
Minée par les luttes d'influence depuis la chute du
régime de Mouammar Kadhafi en 2011, la Libye est dirigée par deux autorités
rivales: le GNA reconnu par la communauté internationale et un cabinet
parallèle installé dans l'Est et soutenu par le maréchal Haftar.
Chacun des deux camps dispose de sa "banque
centrale" et de sa "compagnie nationale" de pétrole (NOC) dans
un pays en crise économique profonde depuis 2014.
Si l'Armée nationale libyenne (ANL) autoproclamée par le
maréchal Haftar contrôle depuis l'été 2018 les plus importantes
installations pétrolières du pays, la commercialisation et la gestion des
revenus du brut reviennent à la compagnie pétrolière nationale (NOC) et à la
Banque centrale (BCL) basées à Tripoli.
Des résolutions de l'ONU stipulent en effet que le pétrole doit rester sous
le contrôle exclusif de la NOC basée dans la capitale.
Et c'est à Tripoli de verser chaque mois les salaires des
fonctionnaires dans tout le pays, y compris aux forces loyales au maréchal
Haftar qui combattent pourtant le GNA.
Le chef du GNA avait d'ailleurs promis de priver les
membres de l'ANL de leurs salaires, après le lancement de l'assaut contre la
capitale, qui aurait été motivé, entre autres, par des raisons économiques,
selon des analystes.
"Répartition inégale"
"Ce qui est imposé à Haftar (par la communauté
internationale) c'est que bien qu'il contrôle physiquement les champs
pétroliers, la production est gérée par la NOC (de Tripoli) et l'argent par la
Banque centrale" de l'ouest du pays, explique un diplomate occidental sous
couvert de l'anonymat.
"A raison, il (Haftar) note que tout l'argent du
pétrole va majoritairement à l'Ouest, ce qui augmente les fractures politiques
en Libye puisque l'Est se considère historiquement comme délaissé par
l'Ouest", ajoute-t-il.
Dans sa contre-offensive contre le maréchal Haftar, le
GNA semble vouloir profiter des atouts économiques dont il dispose pour
affaiblir ses rivaux.
Fin avril, la Banque centrale à Tripoli a ainsi limité
l'accès aux fonds à des banques basées dans l'est du pays, invoquant des
"irrégularités" constatées dans les transactions des établissements
financiers en question pour justifier ces restrictions.
Sa rivale dans l'Est a aussitôt dénoncé une
"répartition inégale" des revenus et fustigé une "guerre
régionale qui vise les banques de Benghazi", chef lieu de la région
orientale.
"Si la BCL (de Tripoli) durcissait encore les
mesures restrictives, cela mettrait en péril la capacité des autorités de l'Est
de payer les fonctionnaires et les forces de Haftar", a relevé lundi le
centre d'analyses International Crisis Group (ICG) dans un rapport.
Cela "pourrait inciter Haftar à stopper les
exportations pétrolières depuis les zones qu'il contrôle, déclenchant ainsi une
guerre économique", a ajouté l'ICG.
Et d'avertir: "Cela approfondirait de facto la
scission entre l'Est et l'Ouest et pourrait être un prélude à la
partition".
Jalel Harchaoui, chercheur à l'Institut Clingendael de La
Haye, estime de son côté que c'est plutôt Washington qui tient les ficelles de
l'économie libyenne.
A la mi-avril, le président américain Donald
Trump a parlé au téléphone avec le maréchal
Haftar, un contact direct vu comme une forme de soutien, même si la position
des Etats-Unis dans le conflit demeure incertaine.
Selon M. Harchaoui, Khalifa Haftar évitera un blocage des
exportations de pétrole, parce que les Etats-Unis tiennent à maintenir la
production à son niveau actuel (près de 1,3 million de barils par jour),
surtout au vu de la baisse au niveau mondial des exportations vénézuéliennes et
iraniennes.
"scénario
catastrophique"
"En revanche, il est très probable que la faction
pro-Haftar tente de vendre du pétrole sur le marché international (...) sans
passer par Tripoli", prédit-il.
De telles ventes pourraient être désormais "tolérées
tacitement par la Maison Blanche", prédit-il,
Il est possible aussi selon lui, que les Etats-Unis
réaffirment leur soutien au GNA, "auquel cas, le camp Haftar pourrait
paniquer" et bloquer les exportations de pétrole.
Entre 2017 et 2018, les autorités parallèles
dans l'est du pays avaient déjà essayé de vendre du brut sans passer par
Tripoli, mais la communauté internationale et en particulier Washington avaient
fait échouer ces tentatives.
Le GNA est en mesure de "laisser la crise bancaire
s'aggraver" dans l'Est, en arrêtant notamment le versement des salaires
des fonctionnaires y compris ceux engagés dans l'ANL dans la région orientale,
estime l'ICG.
Un "scénario catastrophique", selon le centre
d'analyse qui met en garde contre "de graves répercussions sociales,
économiques et politiques sur l'ensemble du pays".