L’isolement : la voie des Frères musulmans vers le ghetto
Par Doaa Imam
Dans son autobiographie intitulée « Le prêche et le
prêcheur » (la da’awah et le da’iah), Hassan Al-Banna, fondateur de la
Confrérie des Frères musulmans a évoqué l’histoire de son
« isolement » qu’il a commencé alors qu’il était encore étudiant. En
effet, il s’est mis d’accord avec un nombre de ses camarades à vouer quelques
jours à Dieu. Des jours qu’ils passent dans le silence et loin des gens. S’ils
doivent parler, cela ne devrait être qu’en citant le Coran. Dans son ouvrage,
il raconte comment « cet isolement » était la cause des problèmes
avec leur entourage.
Dans le chapitre intitulé « Les jours de
l’isolement », Al-Banna a dit : « Par habitude, les
étudiants saisissaient l’occasion pour nous gêner. Ils informaient le
directeur ou les professeurs que tel étudiant a perdu la capacité à parler. Le
professeur venait pour se renseigner, nous lui répondions par des versets
coraniques. Alors, il s’en allait ».
Aussi a-t-il poursuivi : « Je me souviens bien
de notre professeur Cheikh Farahate Sélim -Puisse son âme reposer en paix- qui
respectait cet état, fustigeait les étudiants et recommandait aux autres
professeurs de ne pas nous embarrasser dans la période de
« silence ». Ils savaient qu’il ne s’agissait pas d’échapper à
la réponse à une question, ni de se débarrasser d’un examen, car nous étions
toujours en avance et nous assimilions parfaitement nos cours ».
Les rituels d’Al-Banna, à son jeune âge, émanait d’une
volonté personnelle, il n’avait pas d’appui religieux. « Nous ne
connaissions pas l’avis de la jurisprudence, mais nous le faisions. Ce silence
avait pour but de nous discipliner, pour échapper au papotage, pour renforcer
notre volonté et pour que l’on se contrôle au lieu d’être contrôlé ».
Cet état de silence n’a pas pris fin, il s’est même
développé –tel qu’Al-Banna l’a cité dans son ouvrage- à une répulsion vis-à-vis
des gens, à un isolement et à une rupture des relations. Il a essayé
d’interpréter son rituel via la tendance soufie : « Le soufie
s’allège. Il doit rompre ses relations avec tout ce qui n’est pas Dieu. Et il
doit lutter sur cette voie tant que faire se peut».
L’isolement intérieur
En octobre 1950, Saleh Achmaoui, l’un des membres du
groupe spécial de la Confrérie des Frères musulmans -une organisation secrète
fondée par Al-Banna en 1940- a donné un prêche à une pléiade de Frères à
l’occasion du Nouvel An de l’Hégire parlant de l’immigration du prophète
Mohamed (Paix et Bénédiction soient sur lui). Il a attiré l’attention sur le
prêcheur (en référence à Al-Banna) qui a été envoyé aux Frères en 1928
expliquant comment il a guidé la société de « l’obscurantisme » à la
« lumière ».
Achmaoui a fait allusion à l’isolement intérieur qu’avait
demandé Sayyid Qutb (principal idéologue des Frères musulmans) après lui en
expliquant : « Nous vivons dans une atmosphère où le croyant ne peut pas
respirer. Le harâm (l’illicite) est
mélangé au halâl (le licite). Une ambiance où se sont propagées l’infamie et le
péché. Il faut donc une nouvelle immigration, voire une immigration de cette
société polluée, de cette corruption pour aller dans une société pure ».
Et de poursuivre : « Nous avons immigré de
cette atmosphère sans pour autant nous éloigner de notre terre natale, ni
dépasser ses frontières géographiques. Nous nous sommes éloignés de la famille
et des amis, nous les voyions matin et soir, nous leur parlions de l’Islam et
de sa gloire, du djihad, de sa récompense, du sacrifice et du plaisir qu’il
engendre, de la mort en martyr et de sa valeur. Nous avons immigré de cette
ambiance obscure vers le monde illuminé de la « croyance. Nous avons
quitté les frères de sang pour les frères de l’idée et du principe. Nous avons
immigré dans cet univers pour épurer et renforcer nos âmes ».
Dans son ouvrage « Jalons sur la route », Qutb a
préconisé le principe de « l’isolement ». Ses idées qu’il a
transmises aux Frères Musulmans et à tous les groupes islamistes le
révèlent : il a reconnu que la société vit un état d’ignorance de l’islam
(al-djâhiliyya) et qu’elle est gouvernée par des lois humaines, appelant à ce
qu’il a nommé « un isolement intérieur » dont il a ainsi parlé :
« Lorsque nous nous isolons des gens parce que sentons que notre âme est
plus pure, que notre cœur est plus gentil, que notre esprit est plus ouvert,
que notre cerveau est plus intelligent, nous n’avons rien fait de spécial. Nous
avons juste choisi pour nous-mêmes la route la plus facile et la moins
dure ».
Et de renchérir : « La vraie grandeur est de
côtoyer des personnes, saturées par l’esprit de tolérance, par la compassion
envers leur propre faiblesse, leur manque et leurs erreurs et d’avoir le vrai
désir de les épurer, les cultiver et les élever à notre hauteur autant que nous
pouvons ».
Enracinement de l’isolement
Les Qutbistes -partisans de Sayyid Qutb- commentent la
théorie du philosophe de la Confrérie en disant qu’il avait appelé à « un
isolement intérieur » et non « réel », ajoutant toutefois que les
fanatiques parmi les Frères et d’autres ont transformé cet « isolement
intérieur » en une rupture avec la société qualifiée de
« mécréante » par Qutb. Et, ils se sont enlisés dans des pratiques
d’isolement illogiques se basant sur ses idées ».
De même, l’état d’isolement avait eu son impact sur le
troisième Guide Suprême de la Confrérie Omar Al-Telmessani (1973-1986). Jeune,
il adorait l’art, quand il a commencé à étudier la musique et apprendre à jouer
l’oud pendant 2 ans. Ensuite, il a commencé à écrire la poésie et ses pensées.
Quand il a échoué (comme ont témoigné certains écrivains à qui il avait envoyé
sa production), il s’est retiré du domaine de l’art et de la littérature. Il a
commencé à se faire influencer « par l’isolement », c’est ce qui lui a
frayé la voie pour connaître la pensée des Frères musulmans pour enfin y
adhérer en 1933.
La même chose a été évoquée par Mahmoud Al-Sabbagh, l’un
des leaders du « groupe spécial » de la Confrérie. Dans son ouvrage
« La vérité du groupe spécial de la Confrérie », il a raconté qu’il
optait pour l’isolement depuis qu’il était lycéen et même plus tard à
l’Université. Pendant qu’il suivait ses études à la faculté des sciences
(département Mathématiques), son camarade de fac « Mostafa Machhour »
-devenu plus tard cinquième guide suprême de la Confrérie- a remarqué cet
« isolement » lorsqu’il sortait de l’université sans communiquer avec
ses camarades. C’est alors que Machhour lui propose de faire la connaissance
d’Al-Banna pour le persuader des idées de la Confrérie. D’ailleurs, son
isolement était la cause principale de son adhésion à la Confrérie des Frères musulmans
où il a occupé des hauts postes.
L’isolement s’est enraciné dans l’esprit des membres de
la Confrérie des Frères musulmans depuis sa création et même 90 ans après.
S’ajoute à cela les liens de mariage qui ont permis de créer un « ghetto
des Frères musulmans » (1) au sein de la société égyptienne. Al-Banna a
veillé dans ses messages à encourager ses hommes à épouser les femmes membres
de la Confrérie, et à limiter au minimum les mariages extra-Confrérie pour
consolider le projet politique des Frères musulmans et dissiper les obsessions
sécuritaires qui hantent leurs membres.
En mai 2015, le leader des Frères musulmans Sobhi Saleh
(2) a parlé lors d’une conférence organisée par la Conférence du mérite du
mariage d’un homme « Frère » et une femme « Sœur » en
disant : « Lorsque les hommes (Frères) épousent les femmes (Sœurs),
ils nous donneront des enfants « Frères » par héritage. Quand nous
nous sommes élancés dans un travail collectif, nous et nos familles, nous avons
créé une société « frérisée » qui s’est imposée dans la société. Par
cette majorité, nous pouvons alors passer au troisième objectif, nous réformons
la société, nous accédons au Parlement avec 88 députés, fruit des voix des
Frères musulmans. Et, le plus important, nous avons pu faire de l’individu
« une famille » et faire de la famille « une société ». Via
la société, nous avons une mainmise sur le gouvernement et prochainement nous
allons ‘‘présider un Etat islamique’’ in cha Allah ».
A cet égard, Dr Amar Ali Hassan, spécialiste des
mouvements islamiques, a dit -dans des déclarations à la presse, publiées en
2014- que les groupes ont transformé au fil du temps l’organisation idéologique
en une organisation biologique, et ce suivant la règle « le mariage des
Frères et des Sœurs ». C’est alors que la politique s’est mêlée à la
nature.
Hassan a dévoilé que le terme « la famille
frérisée » existait au début comme étant une phase de l’organisation
administratif et comme étant la structure politique des Frères. Ensuite il est
devenu l’unité sociale de base : un père frère, une mère sœur et leurs
enfants. La Confrérie des Frères musulmans veille à intégrer le membre actif
dans la famille « frérisée » qui se prolonge à travers les liens de
mariage.
1- Lieu où une communauté choisit volontairement ou
involontairement de vivre à l’écart de la société pour des raisons de race, de
culture ou de religion.
2- Avocat et défenseur des droits de l’Homme égyptien. Il
était député dans le bloc des Frères musulmans au Parlement de 2005-2010.