L’art illicite chez les « Frères » (première partie)
Moustapha Hamza
Le débat sur le caractère licite ou illicite de l’art chez les divers
groupes islamistes revient régulièrement lorsque l’occasion se présente, et ce
fut le cas avec le Congrès annuel de la Bibliothèque d’Alexandrie, dont le
titre était : « L’art et la littérature pour faire face à
l’extrémisme » en tant qu’un des outils du soft power possédés par
l’Egypte, ce que refusent tous les mouvements islamistes, étant donné le
caractère illicite de nombreux arts selon eux, et ils prennent d’ailleurs
l’autorisation des chansons et des autres arts comme prétexte pour critiquer
l’Etat égyptien et sa conception de la religion.
Le groupe des Frères, qui fait partie de ces courants, comprend deux
tendances : l’une n’interdit pas les chansons, qu’elles soient
accompagnées par des tambours ou par d’autres instruments de musique, et la
seconde n’autorise que les chansons accompagnées par des tambours. En fait, les
ulémas du groupe avaient durant les années passées des opinions
jurisprudentielles diverses à ce sujet, mais les applications concrètes et
pratiques artistiques du groupe furent plus éloquentes que ces opinions.
Le fondateur du groupe Hassan al-Bannâ ne présente dans ses écrits aucune
conception claire sur la question de l’art, et ne parle pas de la prescription
de l’islam à ce propos, sauf à deux occasions : la première, dans la
lettre « Sommes-nous un peuple pratique », où il indique que l’art
n’est pas un moyen de réformer les mœurs de la nation musulmane, à la
différence de la religion, et la seconde dans la lettre « Notre
mission », où il explique que le progrès de l’art n’a apporté à l’âme ni
bonheur, ni paix, ni sérénité. Cependant, il ressort des écrits des Frères par
la suite, et des déclarations des chefs du groupe qu’al-Bannâ n’a pas interdit
l’art, mais qu’il a encouragé le groupe à se lancer dans le débat, malgré tous
les défis jurisprudentiels qu’il comporte.
Le chercheur défunt Hussâm Tammâm affirme dans son livre « Les
changements survenus chez les Frères musulmans » (p. 87 et suivantes) :
« Lorsqu’al-Bannâ fonda son groupe – les Frères musulmans – en 1928, l’art
était l’un des domaines les plus importants qu’il avait défini pour l’activité
de son groupe, du fait de son caractère réformiste parfait », et il
expliqua les formes d’arts qu’il introduisit dans les programmes de formation
de son groupe – qui était alors légal - : « Il commença avec les
chants religieux et les sketches récités dans les excursions et les fêtes,
voire lors des rencontres religieuses privées du groupe ».
Tammâm indique que le chant « ô groupe des Frères », écrit par le
cheikh Ahmad Hassan al-Bâqûrî (ministre des Waqfs durant la révolution de
juillet 1952, puis durant la République arabe unie jusqu’en 1959) était parmi
les chants les plus célèbres dans les années cinquante, et ressemblait au
cantique religieux galvanisant qui aide à mobiliser les bases sur un rythme
révolutionnaire, avec un refrain séduisant qui dit :
ô groupe des Frères ne tardez pas à rejoindre le Bassin où se trouve le
Prophète Mohammad
Le Paradis vous a appelés dirigez-vous donc vers lui en appelant à l’islam soyez fiers et heureux
Puis vinrent les années soixante-dix qui furent comme le printemps du chant
épique, et ce type de chants se répandit partout, y compris dans les fêtes de
mariage (islamiques) ! Au point où un chanteur déclama lors d’une fête de
mariage : « les cordes ont été accrochées pour pendre les
hommes » ! Et parfois ils chantaient : « Me voici, islam
des héros », ou encore : « fais de nos cranes une échelle pour
arriver jusqu’à toi » !
Les chants des Frères… Du djihad au romantisme
Ce type de chants épiques djihadistes a beaucoup changé durant la période
des années quatre-vingts avec les changements dont fut témoin la société
égyptienne dans son intégralité, en particulier durant le règne du président
défunt Anouar as-Sadate ; ce changement dans le type de chants conduisit
nombre de groupes (islamistes) dépendant des Frères ??? apparus durant
cette période, et qui se sont répandus durant les années quatre-vingt-dix.
Et avec l’augmentation du nombre des groupes islamistes et l’extension de
leur présence dans les divers gouvernorats d’Egypte, le travail de ces groupes,
passa du volontariat au professionnalisme, et parallèlement, ils cessèrent
graduellement de boycotter les instruments de musique jusqu’à les utiliser tous
sans objection.
Tammâm mentionne dans son livre à la page 91 que ces groupes ont recouru à
des musiciens professionnels parmi ceux qui travaillent avec les plus grands
artistes (comme le distributeur de musique Hassan Ech Ech), et certains groupes
ont introduit des airs et des phrases musicales de chansons sans aucun lien
avec « l’islamisme », et c’est ainsi que l’un des groupes a recouru à
l’air d’une chanson de la chanteuse libanaise chrétienne Julia Boutros, et un
autre groupe a emprunté une chanson de ‘Omro Diyâb : « Depuis combien
d’années je suis ??? et je suis préoccupé par ton amour », et a
utilisé son air et son rythme dans une chanson qui lui est propre :
« Depuis combien d’années j’ai pour religion l’islam… et ma loi à moi est
la Sunna et le Coran ». Même la chanson populaire pour enfants :
« Où est Papa », est devenue une chanson islamique qui
dit : « Où est le musulman », et le groupe Zahrat
al-Andalus a repris l’air de la chanson « Gâtez-nous » qui est une
chanson syrienne connue changée par la chanteuse libanaise Sabâh, avec une
nouvelle distribution, et toutes ces chansons ont vu le recul de l’intonation
épique ancienne des chants des Frères.
En outre, les chansons épiques chantées par les membres des groupes ont
subi des distributions musicales nouvelles, qui ont transformé leur caractère
épique en caractère romantique, comme l’a fait le groupe « Kunûz »
(trésors) qui a repris l’air du chant classique révolutionnaire « Répondez
ô montagnes » mais avec une voix calme accompagnée par une musique
romantique.
Il suffit d’une comparaison rapide entre la production ancienne des années
soixante-dix et la nouvelle distribution d’une chanson comme
« révolutionnaires » pour comprendre comment le ton djihadiste
révolutionnaire s’est atténué, même dans les classiques du chant islamique, où
la marque du révolutionnaire djihadiste est réduite à sa plus simple expression,
pour laisser le champ libre à la chanson (islamique) à caractère récréatif, et
même ironique, et « l’islam des héros » a changé pour devenir un
autre islam, « beau » que l’on trouve dans la chanson « notre
islam est doux et beau », et un autre islam dont on rêve comme dans la
chanson « je rêve à ce que l’islam revienne et gouverne à nouveau »
avec son ton romantique doux !
Il était naturel du fait de cette évolution du chant djihadiste
qu’apparaisse un nouveau type de chants de mariage propres aux Frères adapté à
l’atmosphère de joie, à la place du djihad, et le groupe « al-Wa’d »
a sorti un album sous le titre « Nous l’avons marié et nous sommes
débarrassés de lui », tandis que le groupe Kunûz chante cette
séquence : « Comme il est beau, comme il est beau, comme il est beau…
notre fiancé est égaré dans sa coquetterie ! ».
Le groupe « Sundus » anime les fêtes de mariage des Frères
La caractéristique la plus importante de ces groupes était le fait que
c’étaient des groupes d’hommes, jusqu’à ce qu’apparaisse le premier groupe de
femmes en 1996, le groupe « Sundus », qui a publié son premier album
en 2002, sous le titre « Comme les filles », qui comprend les airs de
la chanson chantée par l’artiste Mahâ Sabri, alors qu’elle joue le rôle d’une
danseuse dans la Trilogie de Naguib Mahfouz, avec une musique de Sayyed
Darwich, dont le début : « ô Ward sur Full et Yasmine, ô Tamr Hinna »
a été remplacé par : « comme les filles, depuis que je suis petit, je
rêve de ??? », avec le même air que celui de la chanson originelle,
et les membres du groupe qui ont chanté dans cet album sont de petites filles,
et ce groupe a récemment annoncé que la chanteuse Chahinaz allait le rejoindre
après avoir porté le voile !
Ces groupes féminins des Frères travaillaient au début de façon bénévole
dans certains quartiers, où un groupe de femmes membres du groupe se rendaient
dans la maison de la fiancée pour animer la nuit de ses noces à leur façon, et
remplaçaient les paroles de chansons connues par d’autres, tout en conservant
l’air, comme la chanson connue de la chanteuse égyptienne Layla Nazmi dont les
paroles : « Ma belle-mère ô Nina me gâte » ont été remplacées
par : « Ma belle-mère, ô Nina, est une croyante pieuse ».
Plus étrange encore, le chapitre de la danse lente nommée
« slow », où la fiancée danse avec l’une de ses amies un slow sur les
airs de la musique, et où l’on autorise aux autres « sœurs » de
danser ensemble à condition de rester calmes et de suivre la musique !