Comment stopper l'engrenage de la vengeance et pardonner? Le metteur en scène suisse Milo Rau invite à une réflexion audacieuse sur la violence et la guerre, dans une pièce située à Mossoul, ville irakienne qui fut le fief de l'organisation jihadiste Etat islamique.
"Oreste à Mossoul", jouée à partir de mercredi soir à Gand (Belgique), est une adaptation de "L'Orestie" d'Eschyle, tragédie grecque racontant comment le sacrifice d'Iphigénie par son père, le roi de Mycènes Agamemnon, a entraîné des meurtres en cascade.
Dans la dernière partie de la trilogie antique, paroxysme de violence et d'effusions de sang, Oreste, membre de la même fratrie, assassine sa mère Clytemnestre avec son amant Egisthe. Elle-même avait tué son époux Agamemnon pour venger Iphigénie.
En épilogue, la pièce prend des libertés et compare la situation d'Oreste avec celle des "exécuteurs" de l'EI. Le premier sera pardonné par un tribunal citoyen, les autres pas.
Dans un entretien avec l'AFP, Milo Rau explique avoir songé dès 2016 à transposer la tragédie d'Eschyle dans le nord irakien dévasté par la guerre. Puis avoir arrêté son choix sur Mossoul en 2017, quand la ville où l'EI avait proclamé son "califat" trois ans plus tôt a été libérée.
"Mossoul est une ville tellement antique et tellement moderne en même temps (...) cette tension m'a extrêmement intéressé", dit ce natif de Berne âgé de 42 ans.
Dans le spectacle, joué fin mars dans un centre culturel de Mossoul avec la participation d'acteurs locaux, le metteur en scène confronte les Irakiens aux questions de l'homosexualité et de la misogynie.
Il emprunte à l'actualité en évoquant le naufrage, le 21 mars sur le fleuve Tigre, d'un bac surchargé de passagers se rendant dans un parc d'attractions un jour de fête.
Il y a eu au moins 100 morts, pour la plupart des enfants et des femmes. "Les femmes ne peuvent pas nager parce que c'est interdit", commente un des personnages.
- "Il prend des risques" -
Avec Milo Rau "le social et l'artistique se rapprochent très fort", confie en coulisses une des ses comédiennes, la Belge Marijke Pinoy, "il ose, il prend des risques et pose des questions intéressantes".
Mossoul a été bâtie sur le site de Ninive, capitale assyrienne considérée comme un berceau de l'humanité et mentionnée dans la Bible. C'est aussi la ville de l'emblématique mosquée Al-Nouri, monument vieux de neuf siècles qui a été dynamité par les jihadistes de l'EI.
Ces lieux, le spectacle veut les fixer dans les mémoires grâce à des images tournées sur place, accompagnées des récits nostalgiques de témoins directs ou indirects de la grandeur passée de la cité.
Ainsi on voit l'Iphigénie de la pièce, l'actrice berlinoise Susana Abdul Majid, née de parents irakiens, raconter la ville où ces derniers se sont rencontrés il y a une trentaine d'années, avant de s'exiler en Allemagne.
Dans deux autres séquences, un joueur de oud et un photographe irakiens égrènent face à la caméra les interdits de l'époque jihadiste et les risques encourus pour pratiquer leur art.
"Jamais depuis 2003 les musiciens avec lesquels on a travaillé n'avaient pu jouer en public" dit Milo Rau en référence à la date de l'invasion américaine à l'origine des années de conflit.
Il regrette que les artistes irakiens aient été empêchés de venir se produire en Europe faute de visa et ne soient présents que par vidéo interposée.
Coproduction du théâtre de Bochum (Allemagne) et de celui de Gand --dont Milo Rau est le directeur artistique-- "Oreste à Mossoul" sera jouée une dizaine de fois dans la ville belge d'ici début mai. Après Bochum le 17 mai, la pièce voyagera notamment en Autriche (Vienne du 6 au 8 juin), en France (Douai 12-13 juin) et en Suisse.
Salué comme l'un des metteurs en scène les plus avant-gardistes, Milo Rau avait été très remarqué l'été dernier à Avignon pour un autre opus décapant, "La Reprise", évoquant le meurtre brutal d'un jeune homosexuel en 2012 à Liège (Belgique).