En Syrie, les Kurdes ont appelé lundi à la création d'un tribunal international spécial, qui serait installé dans le nord-est du pays pour juger les crimes commis par l'État islamique de la fondation de son «califat» en 2014 à son éradication, annoncée samedi dernier.
L'appellation de «tribunal international spécial» renvoie à deux précédents - ceux de l'ex-Yougoslavie et du Rwanda - pour lesquels de telles organisations ad hoc avaient été créées par la communauté internationale. L'une des difficultés de la justice pénale internationale est néanmoins sa lenteur. Les délais en matière de jugement pourraient ne pas permettre de répondre à l'urgence à laquelle les Kurdes syriens font face. Le Figaro fait le point sur la demande kurde.
● Quelle est la situation des combattants djihadistes?
De 2014 à 2019, les combattants de Daech ont perpétré de nombreux crimes en Syrie et en Irak sur les territoires qu'ils ont contrôlés, parmi lesquels des exécutions de masse, des viols, des enlèvements, de l'esclavage. Les djihadistes ont aussi utilisé les civils comme boucliers humains pour se protéger des frappes aériennes et d'artillerie, en contravention des règles élémentaires du droit de la guerre. Dans ces deux pays et ailleurs dans le monde, Daech a enfin commis de nombreux attentats.
Samedi, la bataille de Baghouz dans le sud-est syrien s'est achevée, mettant fin non pas à l'organisation État islamique mais à sa territorialisation sous forme de proto-État, qui avait commencé en Irak en 2014 puis s'était étendue à une partie de la Syrie. Dans ce dernier réduit qu'une alliance arabo-kurde, les Forces démocratiques syriennes (FDS), a conquis samedi avec l'aide d'une coalition internationale menée par les États-Unis, les derniers djihadistes se sont rendus ou ont été tués.
● Que demandent les Kurdes?
Les FDS ont indiqué avoir arrêté plus de 5.000 djihadistes désormais détenus dans les prisons de l'administration autonome de facto établie par les Kurdes dans les régions sous leur contrôle, dans le nord-est de la Syrie. Hors Syriens et Irakiens, ils sont environ un millier d'étrangers, a précisé à l'AFP un responsable de cette administration, Abdel Karim Omar.
Après avoir appelé en vain les pays d'origine à les rapatrier, les autorités kurdes semblent avoir changé de stratégie. «Nous appelons la communauté internationale à établir un tribunal international spécial dans le nord-est de la Syrie», ont-elles déclaré. La création d'un tel tribunal permettrait «que les procès soient conduits de manière équitable». «La communauté internationale n'a pas assumé ses responsabilités et aucun pays n'a accepté de rapatrier ses ressortissants, a expliqué à l'AFP Abdel Karim Omar. Nous lui demandons maintenant de coopérer en nous fournissant un soutien légal et logistique pour établir et protéger une telle cour».
● Pourquoi est-il compliqué de juger les djihadistes en Syrie?
Les Kurdes font face à une situation difficile. En droit, le principe général veut que les prisonniers soient jugés par les autorités judiciaires de l'État où ils ont commis l'acte pour lequel ils sont poursuivis. Dans la pratique, ce principe peut être ajusté si deux États parviennent à un accord. En Irak, où s'étendait le «califat» de Daech jusqu'à fin 2017, plus de 600 personnes - dont de nombreux étrangers - ont déjà été condamnées à mort ou à la perpétuité.
Le cas des djihadistes arrêtés en Syrie est plus complexe. D'une part, le territoire contrôlé par les Kurdes dans l'est du pays n'est pas un État et ne possède pas les institutions judiciaires pour juger les djihadistes. D'autre part, en immense majorité, les États occidentaux - dont la France - ne reconnaissent pas le gouvernement syrien de Bachar el-Assad, qui contrôle plus des deux tiers du pays. Paris craint notamment que des djihadistes français tombent dans l'escarcelle de Damas et qu'ils représentent un moyen de pression pour le gouvernement syrien.
● Qu'en disent les protagonistes présents en Syrie et en Irak?
Si la plupart des pays européens ne se sont pas encore prononcés sur la demande kurde, Paris a réagi mardi, en indiquant de fortes réserves sur la création d'un tel tribunal. C'est «une opération complexe. Sa mise en oeuvre soulèverait des difficultés d'ordre juridique et pratique», a relevé un porte-parole du ministère français des Affaires étrangères. «La France privilégie le jugement des combattants de Daech là où ils ont commis leurs crimes. C'est une question de justice et de sécurité à la fois», a-t-il ajouté en référence aux juridictions locales.
Les États-Unis, principal soutien des FDS, ont eux refusé d'évoquer une telle piste. «Nous n'étudions pas ça à ce stade», a dit le représentant spécial américain pour la Syrie, James Jeffrey, pour qui la «priorité» américaine est «de faire pression sur les pays pour qu'ils reprennent leurs propres ressortissants, qu'ils aient commis des crimes ou pas».
Quid des autres protagonistes? Depuis que les Américains ont annoncé leur départ de Syrie, les Kurdes qui craignent d'être victimes de l'expansionnisme turc, se rapprochent de Moscou et négocient avec les autorités de Damas. Dans la logique syrienne, mais aussi russe, le gouvernement de Bachar el-Assad est souverain sur l'intégralité de la Syrie. Les djihadistes de Daech prisonniers relèvent donc de la justice syrienne, même si les Russes négocient avec Damas pour juger les djiahdistes russes sur leur propre territoire.
● Quels sont les précédents en matière de justice pénale internationale?
Deux tribunaux internationaux spéciaux ont déjà été créés par la communauté internationale: le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie en 1993 après les guerres des années 1990 en Croatie, en Bosnie-Herzégovine, au Kosovo (siège à La Haye) et le Tribunal pénal international pour le Rwanda en 1994 après le génocide ayant eu lieu la même année (siège en Tanzanie). Il existe en outre la Cour pénale internationale (CPI), premier tribunal permanent chargé depuis 2002 de juger les plus graves violations du droit humanitaire. Mais Washington ne reconnaît pas sa compétence.
Les deux précédents d'ex-Yougoslavie et du Rwanda ont permis de juger plusieurs centaines de responsables politiques et militaires soupçonnés de crimes de guerre, de génocide et de crimes contre l'humanité. Néanmoins, de nombreuses critiques pleuvent sur ces institutions internationales spécialisées. La principale est sa lenteur jugée excessive, les procès durant des années, souvent plus de dix à quinze ans.
● Une solution pour les Kurdes?
Cette lenteur caractéristique de la justice pénale internationale est la principale raison pour laquelle la création d'un tribunal spécial ne réglerait pas à court et moyen termes le problème des Kurdes. Autre raison, les deux précédents tribunaux ont surtout jugé de hauts responsables, se comptant en dizaines ou en centaines. Dans le cas de Daech, on parle de milliers de combattants et non seulement de chefs djihadistes.
«L'idée d'un tribunal pénal international est pertinente, mais dans le nord-est de la Syrie ce n'est pas réaliste», a déclaré à l'AFP Joël Hubrecht, responsable du programme justice internationale à l'Institut des hautes études sur la justice (IHEJ) de Paris. Un tel tribunal, peut-être dans un autre lieu, «est idéalement souhaitable», dit-il toutefois en rappelant que les crimes reprochés à l'EI «sont internationalisés par leur nature (génocide, crime contre l'humanité...), leur géographie et la nationalité de leurs auteurs».