Cheval de Troie : Le champ sémantique des théories de la cinquième colonne et des loups solitaires

Par Sadeq Amine Moheb

En guise d’éclaircissement, nous pouvons comparer les expressions « loups solitaires » et « cinquième colonne » en ce qui a trait à leurs origines et leur évolution. L’expression « loups solitaires » a été utilisée dans les années 90 avec une connotation positive, mais peu à peu cette connotation a disparu et a été remplacée par une connotation plus négative. Le champ sémantique de l’expression politico-sociale « cinquième colonne » s’apparente à celui de la vieille expression «  cheval de Troie » qui exprime, entre les lignes, l'idée d’un réveil de la société pour faire face à un danger menaçant. Le peuple de Troie a célébré le retrait de ses ennemis Grecs. Mais ces derniers avaient laissé à l’intérieur de la ville un cheval en bois dans lequel étaient cachés des soldats. Les troyens se sont rendus compte soudainement que leur ville était occupée, alors qu’ils étaient plongés dans l’alcool et les plaisirs.

L'émergence et l'utilisation de l’expression « cinquième colonne » avec une connotation positive

Le terme « cinquième colonne » est couramment utilisé en anglais, dans le domaine des sciences politiques et sociales. Il est né pendant la guerre civile espagnole en 1936, qui a duré trois ans. Le premier à avoir utilisé cette expression est le général Emilio Mola, chef des troupes nationalistes ralliées au général Franco. Ces troupes, composées de quatre colonnes rebelles, avançaient vers Madrid. Mola a déclaré qu'il existait une cinquième colonne qui travaille avec l'armée du général Franco contre le gouvernement républicain marxiste en poste à Madrid. Il voulait parler des partisans de Franco au sein de la population espagnole.

La transformation progressive vers une connotation négative

Alors qu’elle exprimait dans un premier temps un sens positif (la population espagnole ralliée à Franco contre le gouvernement marxiste soutenu par des puissances étrangères communistes et gauchistes), l’expression « cinquième colonne » a changé de connotation pendant la guerre froide entre les blocs socialiste et capitaliste. Dans les médias socialistes, le terme désignait les « traîtres réactionnaires et les espions qui interviennent au moment propice pour aider les ennemis du peuple ».

En revanche, dans le camp capitaliste, la «cinquième colonne» avait l’image d’un homme qui fait la propagande communiste subversive au milieu des piliers de la société américaine que sont la liberté, la fraternité, l'égalité et l'unité.

Donc le terme « cinquième colonne » désigne un groupe de personnes qui travaillent à domicile, secrètement ou ouvertement, en faveur de l’ennemi ou contre la société et l'Etat. Ce terme s’appliquait aussi à toute personne qui prenait part à des actes de sabotage, de désinformation et d'espionnage menés à l'intérieur du pays par des éléments étrangers.

 Cependant, ce terme qui s'applique aux éléments internes s’applique parfois à des groupes d'expatriés vivant au sein de la communauté ou de l'Etat, à l’instar des nord-coréens qui vivent au Japon, surtout ceux qui font partie d’organisations affiliées au gouvernement nord-coréen. Ils sont considérés par certains japonais comme « la cinquième colonne », un peu à l’instar des groupes pro-russes qui vivent dans la tourmente ukrainienne.

Génèse et évolution de l’expression « loups solitaires »

Ce terme est la traduction de l’expression anglaise « Lone wolves » utilisée pour la première fois par l'activiste et ségrégationniste blanc, Alex Curtis, dans les années 90 du siècle dernier. Alex Curtis voulait fonder un mouvement ségrégationniste blanc américain à deux bras. Le premier est le bras légal déclaré. Il s’occupe du volet idéologique et de la propagande en sèmant la haine dans l'esprit des gens. Le deuxième bras était secret et illégal. Il était composé de petites cellules organisées, les loups solitaires. Ils se servaient de tous les moyens à leur disposition pour servir les intérêts du groupe, y compris les assassinats, les bombes et les armes bactériologiques.

Si le concept de cinquième colonne était positif à ses débuts (en désignant la population ralliée au général Franco contre les républicains et les forces étrangères gauchistes et communistes), le concept de loups solitaires a suivi le même cheminement. Il donnait à ses débuts un sens idéaliste aux opérations des mouvements ségrégationnistes blancs selon l’imaginaire américain. Ceci nous renvoie au champ sémantique du roman de Michael Blake Danse avec les loups, écrit dans les années quatre-vingts et transformé en film par Kevin Kostner dans les années 90.

Ce terme a évolué légèrement vers une connotation négative auprès du FBI et de la police de San Diego, aux Etats-Unis. Ils ont baptisé « loup solitaire » leur opération visant à surveiller Alex Curtis et ses activités, déclarées ou secrètes.

Ce terme a conservé son sens auprès des responsables. Il faisait référence dans les médias américains et occidentaux à la sécurité et aux crimes racistes blancs passibles de sanctions pénales. Ceci jusqu’à ce que le terme soit utilisé au cours des deux dernières décennies pour désigner des crimes terroristes, en particulier les explosions et les meurtres commis par de petits groupes musulmans ou plutôt islamistes isolés.

 Le concept de loups solitaires s’est donc élargi pour englober les opérations terroristes. Il est aujourd’hui utilisé pour faire la distinction entre les opérations terroristes organisées et non organisées, alors qu’il faisait référence autrefois à l'idéologie des criminels de l’extrême droite américaine qui voulaient parer à toute infiltration de la sécurité.

L’utilisation actuelle

L’expression « loups solitaires » fait aujourd’hui référence à des actes de violence et de terrorisme commis hors des structures de commandement, quelle que soit l’idéologie. Le loup solitaire agit sans ordres préalables. Idéologiquement, il appartient d'une manière ou d'une autre à un groupe extrémiste, mais il n'est pas en contact direct avec ce groupe. Avec une formule différente, il cherche à faire avancer la cause de ce groupe et à réaliser ses objectifs, mais il conçoit ses tactiques seul, sans ordres ni conseils.

Par conséquent, contrairement aux groupes terroristes traditionnels, un loup solitaire représente un problème très particulier pour les responsables de la lutte anti-terroriste, car il est très difficile de recueillir des informations sur des individus ou des opérations éventuelles non organisées. Nous avons vu d’ailleurs apparaître dans un certain nombre d'universités de par le monde, une nouvelle filière scientifique qui étudie le phénomène des loups solitaires, un peu à l’instar des études sécuritaires de l'Université de Georgetown depuis 2015.

Critique de la théorie des loups solitaires chez Gilles Kepel

Gilles Kepel critique la théorie des loups solitaires qu’il qualifie de « pure absurdité » promue par de faux universitaires et des journalistes qui ont décidé de les suivre. Ils ne connaissent pas la pensée et les activités des jihadistes. Selon Kepel, la théorie des loups solitaires est une « pure fantaisie ». Les recherches ont montré que ces gens ne travaillent pas seuls mais appartiennent à des groupes et des réseaux terroristes comme Daech ou Al-Qaïda. C’est par exemple ce qu’a révélé l’enquête sur l’attentat de Charlie Hebdo à Paris. Gilles Kepel dit : « L’opération de Charlie Hebdo n’était pas isolée mais était étroitement liée à Daech, que les frères Kouachi et Coulibaly aient prétendu ou non appartenir à cette organisation. Les deux commanditaires de l’attentat étaient bel et bien liés à des réseaux terroristes actifs qui opèrent en Europe où elles mènent des attaques ici et là contre les intellectuels et les juifs ou ciblent les mauvais musulmans ». Deux musulmans se trouvaient parmi les 12 victimes de l'attentat de Charlie Hebdo, dont l’objectif était de créer un climat de guerre civile en France en conformité avec la stratégie terroriste djihadiste.

Prenons les frères Kouachi à titre d’exemple, nous remarquons que Chérif Kouachi est un ancien djihadiste, condamné en 2008 à la prison pour sa participation à un réseau opérant dans le dix-neuvième arrondissement de Paris, qui envoyait les jeunes moudjahidines en Irak. C'est donc une stratégie planifiée d’avance et une organisation globale et implacable pour détruire le tissu social dans les sociétés européennes.

Aujourd'hui, la hiérarchie au sein des organisations terroristes comme Daech et Al-Qaïda, n'est plus pyramidale, comme ce fut le cas au temps de Ben Laden et d’Al-Zawahiri. La nouvelle organisation consiste à attirer idéologiquement les jeunes, à leur fournir un entraînement militaire à l'étranger, puis à les infiltrer en Europe en tant que cellules dormantes (cinquième colonne) pour mener des opérations terroristes.

Si nous revenons à l’analyse de Gilles Kepel concernant l’attentat de Charlie Hebdo et ses réserves au sujet du concept de loups solitaires, nous remarquons que les autorités françaises ont clairement révélé l'existence de liens forts entre les éléments terroristes qui ont participé à cet attentat.

Ce fait soulève des interrogations au sujet du scénario des loups solitaires, les terroristes arrogants qui agissent seuls.

« Il n'y a pas un seul loup solitaire dans l'histoire des attaques djihadistes », dit Kepel. Et d’ajouter « A chaque fois, nous découvrons qu'il y a des ramifications, des connexions et un soutien logistique».

Conclusion, s’il est vrai que l’hostilité à l’Islam grandit en Occident, nous ne pouvons que condamner la stratégie terroriste qui menace les sociétés occidentales et contribue à l’accentuation de cette hostilité dans les médias. Cette hostilité est due partiellement au fait que l'Etat islamique, Al-Qaida et les imams radicaux ont été encouragés à mener ce type d'attentats au cours des dernières années.

Soulignons dans ce contexte qu’Internet joue un rôle essentiel au service de la nouvelle stratégie non pyramidale des loups soiltaires. Anwar Al-Awlaki, surnommé le Ben Laden d’Internet, qui a réussi à acquérir la nationalité américaine et à jouer le rôle de trait d’union entre Al-Qaïda et les Etats-Unis, en est le meilleur exemple. Avant qu'il ne soit tué par un drône américain, Al-Awlaki avait créé un magazine mensuel très dangereux en anglais dans lequel il expliquait aux jeunes djihadistes comment fabriquer des bombes et des explosifs à la maison.

Que les opérations menées par les loups solitaires soient individuelles, spontanées et non organisées, il n’en demeure pas moins que les opérations terroristes aux Etats-Unis et en Europe exacerbent les tensions entre les communautés musulmanes et les sociétés occidentales, qui les accueillent, et portent aussi atteinte aux musulmans en général et à l'image de l'Islam en Occident et dans le monde.

Encadré

Exemples d’attaques menées par des loups solitaires:

1. Le 24 février 1994, Baruch Goldstein, un ancien médecin de Tsahal, ouvre le feu à l'intérieur du caveau des patriarches à Hébron, faisant 29 morts et plus de 100 blessés.

2. Le 19 mars 2005, l'Egyptien Omar Ahmed Abdallah Ali, fait précipiter une voiture piégée contre un théâtre de Doha, au Qatar, tuant un réalisateur britannique et blessant 12 autres. Il aurait agi seul.

3. Le 4 août 2005, Adnan Natan Zada, tue quatre Arabes israéliens dans un bus et en blesse douze autres avant d'être tué par un passager palestinien.

4. Le 17 août 2005, Asher Weisgan, un chauffeur d'autobus israélien, tue quatre Palestiniens et en blesse deux autres dans la colonie de Shiloh, en Cisjordanie.

5. Le 4 septembre 2006, le citoyen d'origine jordanienne, Nabil Ahmed Joura, tire sur des touristes au théâtre romain d'Amman, en Jordanie. Un touriste britannique est tué et six autres blessés.

6. Fin 1991 et début 1992, en Suède, John O'Sonius tire sur onze personnes à la peau foncée, tuant une personne.

7. Entre 1993 et 1997 en Autriche, Franz Fuchs, fait exploser des engins explosifs dans une campagne contre des immigrés. Quatre personnes sont tuées et 15 autres blessées.

8. En avril 1999 à Londres, David Copeland cible des Noirs, des Asiatiques et des homosexuels avec des grenades. Il tue trois personnes et en blesse 129. Son objectif était de déclencher une guerre ségrégationniste. Il est condamné à passer 50 ans dans un hôpital psychiatrique.

9. Le 6 mai 2002 aux Pays-Bas, neuf jours avant les élections, Volckert van der Graff est tué par l'homme politique néerlandais Pim Fortuyn.

10. Le 2 mars 2011 en Allemagne, Oka Arid, tue deux soldats américains et blesse grièvement deux autres à l'aéroport de Francfort. Les autorités allemandes ont considéré cette attaque comme la première attaque islamiste sur le sol allemand.

11. Le 22 juillet 2011, en Norvège, Anders Behring Brevik, tue huit personnes dans l’explosion d'une voiture piégée à Oslo. Une heure plus tard, 69 personnes sont tuées sur l'île d'Utoya, à 35 kilomètres à l'ouest d'Oslo. Brevik était considéré comme le seul membre d'une cellule d'extrême droite.

12. En mars 2012, en France, Mohammed Marah prend pour cible des soldats français et, quelques jours plus tard, des civils près d'une école juive dans la région des Midi-Pyrénées. Certains comme le commissaire de police français, Bernard Squarcini, le considèrent comme un terroriste solitaire, tandis que l’ancien premier ministre français, Manuel Valls, ne le voyait pas comme un loup solitaire.