Publié par CEMO Centre - Paris
ad a b
ad ad ad

Enchâssement politique: Le Mouvement Ennahdha envahira-t-il de nouveau la scène tunisienne?

dimanche 10/juin/2018 - 01:04
La Reference
طباعة

 

Aboul Fadl Al-Isnawi

Deux mois avant les élections  municipales en Tunisie, prévues début mai prochain, le Mouvement islamique Ennahdha fait de nouveau parler de lui en se portant candidat sur 100% des listes électorales soit la totalité des 350 listes, dépassant ainsi le parti Nidaa Tounès qui se classe après lui en termes du nombre des candidats.

Le Mouvement Ennahdha ne se contente pas de dominer les municipales, il a même choisi un citoyen juif d'origine tunisienne sur une de ses listes afin de confirmer aux observateurs qu'il applique pratiquement le concept d'autocritique dans sa relation avec l'Etat et le pouvoir, concept qu'il a annoncé aux assises de son 10e congrès.

Après la signature de la Charte de Carthage qui représente le cadre politique qui unit le mouvement aux autres partenaires au pouvoir, les changements accélérés qu'effectue le mouvement sont qualifiés par certains de "truqués". 

L'esprit de domination et non de participation qui caractérise le Mouvement Ennahdha, depuis qu'il a pris le contrôle des commissions et des sous-commissions du Parlement, surtout après les divisions qu'a subies le Parti Nidaa Tounès en mars 2017, suscite pas mal de points d'interrogation, dont les plus importants sont :

Quel est l'objectif du Mouvement Ennahdha, connu pour sa référence islamique, dans la période à venir?

Est-ce que  cet esprit de domination qui est clair dans les candidatures du Mouvement peut être considéré  comme un désir d'envahissement politique surtout après avoir pris la tête des partis au Parlement? Comment les crises que connait récemment le mouvement peuvent-elles endiguer la réalisation de ce rêve?

Le projet d'Ennahdha représente-t-il un danger pour un Etat civil comme la Tunisie? C'est là que gît le lièvre bien que le Mouvement ait changé d'avis et séparé entre la da'awa et la politique.

Une réalité ancienne   

L'esprit de domination politique est un principe général de la pensée de l'islam politique lorsque ses partisans arrivent au pouvoir. Vu que le Mouvement Ennahdha, une des branches de l'organisation des Frères, est un groupement politique social qui possède un programme islamique et non pas un groupe religieux, conformément aux écrits de son fondateur Hassan El Banna ainsi qu'à ceux de Sayyed Kotb, ce Mouvement oeuvre à réaliser ses anciens acquis et à s'emparer du pouvoir après la révolution tunisienne en 2011.

  Dès qu'il a accédé au pouvoir, le mouvement a écarté tous les hauts cadres  administratifs dans l'organe de l'Etat et a dissous les institutions politiques qui géraient  l'Etat, (La Chambre des députés, la Chambre des conseillers, le Conseil constitutionnel, la Constitution). Un an à peu près avant les municipales, plus précisément depuis les dissidences qui ont frappé le parti du Président Béji Caïd Essebsi (Nidaa Tounès) en mars 2017, le Mouvement Ennahdha a profité des conditions politiques pour sortir du dilemme dans lequel il tanguait lors des élections de 2014, et ce en rebattant ses cartes pour dominer de nouveau la scène politique à l'instar de ce qui s'est passé en 2011.  

Malgré les promesses rassurantes annoncées par le Mouvement à son 10e Congrès, l'ancien scénario que redoutent les forces politiques se cristallise dans les tentatives des leaders du Mouvement de profiter du gouvernement pour placer ses partisans dans les postes clés de l'Etat. Le Mouvement a, en fait, implanté ses partisans comme gouverneurs et maires.  De même, il a ouvert toute grande la porte aux milliers de ses adeptes au sein des organes administratifs locaux en vue de tisser un réseau de fidèles pour les exploiter politiquement, ce qui a créé un climat favorable à la prolifération des groupes terroristes, puisqu'il a libéré des dizaines de prisonniers arrêtés pour avoir préparé des opérations terroristes en Tunisie, en plus d'avoir fermé les yeux, en toute impunité, sur les activités des mouvements salafistes et djihadistes.

  - Domination politique         

Le Mouvement Ennahdha connaît bien l'importance des prochaines municipales puisqu'elles sont les premières après la Révolution tunisienne. L'article N°132 de la Constituion tunisienne confirme sa dangerosité puisqu'il stipule l'indépendance administrative et financière des organes municipaux, ce qui met en relief le rôle majeur que jouent les municipalités dans la recomposition de la scène politique et dans l'identification des acteurs influents censés dominer les prochaines Législatives et Présidentielles. Tout cela a frayé la voie à ses candidatures dans toutes les circonscriptions électorales avec 350 listes occupant ainsi la première position parmi les concurrents. Les étapes les plus marquantes qu'entreprend le Mouvement Ennahdha pour dominer l'arène politique tunisienne se manifeste comme suit:  

1-Dominer la Chambre des députés (Le Parlement), après avoir redistribué les bureaux des commissions législatives et privées, en avril 2016. Le nouvel équilibre des forces a conduit - après la régression du mouvement "Nidaa Tounès"- au contrôle par le Mouvement islamique Ennahdha de trois commissions législatives : l'industrie, l'énergie et les richesses minières ainsi que l'infrastructure et l'environnement. Le Mouvement a également réussi à assumer la présidence des commissions des paysans et de la sécurité alimentaire, du commerce et des services affiliés, ainsi que la présidence de la commission du système intérieur, de l'immunité parlementaire et des lois électorales.
En ce qui concerne les commissions privées, Ennahdha en a eu trois contre deux pour le Parti du Président, "Nidaa Tounès". Mais l'hégémonie du Mouvement a dépassé le Parlement et s'est étendue pour englober les membres de ces commissions. 7 membres dans chaque commission sont du Mouvement Ennahdha, dont 3 au poste de vice-président.
Nous pouvons en déduire qu'avec ces répartitions, l'hégémonie d'Ennahdha sur le Parlement est totale, ce qui lui permet d'y imposer ses tendances, y compris la possibilité de reprendre le pouvoir.

2- Le Mouvement a réussi à trancher très tôt sa position quant aux élections municipales, depuis septembre 2017, c'est-à-dire avant l'ouverture de la porte des candidatures. le Mouvement l'avait déclaré clair et net : il ne s'alliera à aucun parti politique. C'est ce qu'a confirmé le membre du Conseil de la Choura du Mouvement, Abdel Hamid Al-Djalassi, en mai 2017 : "Le Mouvement a choisi de prendre part aux élections municipales avec des listes ouvertes à tous les Tunisiens et il participerait dans toutes les circonscriptions électorales", considérant cela comme un choix pour lequel a opté le Mouvement.

3- Une préparation antérieure et une tergiversation pour gagner les électeurs. Ennahda a anticipé les élections municipales en tenant son 10e Congrès, et a annoncé la distinction entre la daawa et la politique. Le Mouvement a également signé la Charte de Carthage et son bureau exécutif a appelé le gouvernement à tenir une réunion avec les partis et les organisations signataires de cette Charte pour étudier la conjoncture actuelle dans le pays et trouver les solutions et les mesures indispensables à l'interaction avec les exigences sociales urgentes des Tunisiens. Toutes ces étapes sont considérées comme une exploitation et une tentative manifeste pour sauver sa popularité électorale, étant donné que le Mouvement a perdu près d'un demi-million d'électeurs entre les élections de 2011 et de  2014.

4- Ennahdha a annoncé lors de son 10e Congrès avoir allégé les conditions rigoureuses à l'intention de ceux qui veulent y adhérer, cherchant ainsi à sortir de l'enfermement d'un parti doctrinal et de l'héritage de l'action  secrète. Par cette démarche Ennahdha veut être considéré comme le parti le plus disposé - sur la scène tunisienne - pour les élections municipales, en dépit de sa référence religieuse dans l'action politique qui continue à caractériser le Mouvement. Tout comme il gère le processus électoral à partir d'une base idéologique, par exemple certains de ses leaders ont refusé les emprunts. Le Mouvement bat campagne avant les élections non pas  en tant que mouvement islamiste, mais plutôt en tant que parti des musulmans démocrates.

Nouveautés dangereuses :


De nombreuses crises se dressent face au Mouvement islamiste Ennahdha depuis février 2018. Des menaces qui pourront briser son rêve politique, qui est de sortir grand vainqueur des municipales, puis des législatives et de la présidentielle. Les plus importantes crises qui peuvent influencer les résultats des élections municipales pouvant mettre fin au projet politique du Mouvement s'il ne parvient pas à remporter la majorité des sièges sont les suivantes :

La première crise est liée à ce que le député Monzer Belhaj avait révélé sur l'octroi en 2012 au Mouvement Ennahdha d'un chèque bancaire d'un compte privé de l'émir du Qatar, et ce sous prétexte  d'indemnisations des victimes du despotisme, d'après ce qui a été publié dans les journaux tunisiens. De pareilles accusations, à ce timing, ont porté un coup dur au Mouvement avant les élections municipales. Ajoutons à cela le silence total du Mouvement sur cette question et l'absence d'un communiqué officiel comme réplique à ces accusations. Le Mouvement s'est contenté, à l'époque, des déclarations faites par Ali Al-Arid, secrétaire général adjoint du Mouvement. Celui-ci s'est borné à accuser des parties intérieures et extérieures de conspirer contre la Tunisie et de tenter d'attiser la situation dans le pays pour créer une confusion sur la scène politique et empêcher la tenue des élections municipales. Tout cela évidemment reflète un état de confusion intérieure qui pourrait avoir des conséquences imprévisibles.

La deuxième crise est représentée par ce que les Tunisiens appellent "la sédition des juifs", déclenchée alors entre les membres d'Ennahdha, à cause de la candidature d'un juif sur ses listes pour les municipales. Le Mouvement essaie, depuis son 10e Congrès de manifester son nouveau visage et de prouver la crédibilité d'avoir séparé entre la da'awa et la politique, et de s'être métamorphosé de son idéologie religieuse, pour ainsi présenter l'aspect d'un parti libéral. Mais au lieu de voir cette démarche l'aider à ancrer sa nouvelle image qu'elle tente d'exhiber pour attirer de nouvelles voix et ainsi dominer ces élections, le Mouvement est tombé dans une crise interne imprévue, qui a suscité la colère parmi ses rangs. Présenter la candidature d'un juif a eu des répercussions négatives sur l'image du Mouvement à l'extérieur. Ennahdha a été donc confronté à une vague d'attaques acerbes et à des accusations d'avoir tenté d'exploiter les juifs pour réaliser des gains politiques afin de dominer la scène à l'intérieur de la Tunisie.

-Pour ce qui est de la troisième crise, il s’agit de l’étau qui s’est resserré davantage autour du mouvement. Ce dernier s’est vu accusé à nouveau d’être en connivence avec des organisations et des régimes liés au terrorisme. Nombre d’hommes politiques et d’experts ont attribué à Ennahdha - simultanément avec la résolution du Parlement européen de placer la Tunisie sur la liste noire des pays finançant le terrorisme et le blanchiment d’argent - la responsabilité d’avoir, lorqu'il était au pouvoir , largement ouvert les portes de la Tunisie aux organisations terroristes, ce qui l’avait poussé à la déraison pour finalement montrer son vrai visage qu’il avait temporairement tenté de cacher lors de son 10e Congrès. C’est alors que son président Rached Ghannouchi a menacé les Tunisiens d’une guerre civile en tenant pour terroristes ceux qui accusent le mouvement d'avoir assassiné l’homme politique tunisien Chokri Belaïd, de même qu’il a indexé  ceux qui incriminent les dirigeants d’Ennahdha sans condamnation judiciaire, d'appeler à l'exclusion et que cela « pourrait éventuellement mener à une guerre civile ».

- Quant à la quatrième crise, elle réside dans la liaison populaire entre le programme de réformes d’Ennahdha et le modèle turc. Certains Tunisiens allaient même jusqu'à attribuer le mouvement à Erdogan.  La relation solide entre le Mouvement et le Parti de la Justice et du Développement turc, en plus des navettes effectuées tour à tour par des dirigeants du mouvement et d’autres du parti, peuvent entraîner un désintérêt quant à son programme qui exprime ses nouvelles orientations. En dépit du refus populaire et partisan de la visite du président turc Recep Tayyip Erdogan en Tunisie vers la fin de l’année précédente, de la qualification de son rôle de suspect et de son accusation d'avoir parrainé le terrorisme et d'avoir veillé sur les intérêts des Frères musulmans et de leur projet politique, le mouvement a bravé ces positions populaires et partisanes en vantant la visite d’Erdogan dans un communiqué qui a fâché beaucoup de gens en disant que « la visite d’Erdogan renforce les relations de coopération entre la Tunisie et la Turquie, dans le cadre de la poursuite par cette dernière de son soutien à la transition tunisienne ».

En conclusion, on peut dire que des inquiétudes dominent dans les sphères tunisiennes à cause de l'éventualité de la percée du Mouvement Ennahdha aux municipales et à cause de la gestion du scrutin sur une base idéologique, à tel point que des Tunisiens mettent en garde contre le danger de la mise en application du  projet de l’islam politique dans un Etat civil telle la Tunisie, insistant que l’on ne peut pas se fier au Mouvement Ennahdha à cause des révisions qu’il avait effectuées lors de son 10e Congrès.

En revanche, il est possible qu’Ennahdha se rende compte des dangers de ces crises et par concéquent cède quelques circonscriptions électorales. Il se peut également qu’il redoute les retombées de sa victoire tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, se rappelant ses propres expériences ou les leçons régionales. La peur donc d’avancer encore plus loin qui va probablement lui coûter cher, demeure une hypothèse. C’est que remporter les municipales par une victoire écrasante alors qu’il craint cette victoire et craint un fiasco dans la gestion du pays pendant 7 années,  constitue un suicide politique, car n’étant pas capable de gérer seul certaines municipalités compte tenu de cette crise économique que traverse la Tunisie.

Il est donc dans l’intérêt d’Ennahdha de partager le pouvoir afin de partager le succès ou l’échec.

 

"