Enchâssement politique: Le Mouvement Ennahdha envahira-t-il de nouveau la scène tunisienne?
Aboul Fadl Al-Isnawi
Deux mois
avant les élections municipales en Tunisie, prévues début mai prochain,
le Mouvement islamique Ennahdha fait de nouveau parler de lui en se portant
candidat sur 100% des listes électorales soit la totalité des 350 listes,
dépassant ainsi le parti Nidaa Tounès qui se classe après lui en termes du
nombre des candidats.
Le Mouvement
Ennahdha ne se contente pas de dominer les municipales, il a même choisi un
citoyen juif d'origine tunisienne sur une de ses listes afin de confirmer aux
observateurs qu'il applique pratiquement le concept d'autocritique dans sa
relation avec l'Etat et le pouvoir, concept qu'il a annoncé aux assises de son
10e congrès.
Après la
signature de la Charte de Carthage qui représente le cadre politique qui unit
le mouvement aux autres partenaires au pouvoir, les changements accélérés
qu'effectue le mouvement sont qualifiés par certains de
"truqués".
L'esprit de
domination et non de participation qui caractérise le Mouvement Ennahdha,
depuis qu'il a pris le contrôle des commissions et des sous-commissions du
Parlement, surtout après les divisions qu'a subies le Parti Nidaa Tounès en
mars 2017, suscite pas mal de points d'interrogation, dont les plus importants
sont :
Quel est
l'objectif du Mouvement Ennahdha, connu pour sa référence islamique, dans la
période à venir?
Est-ce
que cet esprit de domination qui est clair dans les candidatures du
Mouvement peut être considéré comme un désir d'envahissement politique
surtout après avoir pris la tête des partis au Parlement? Comment les crises
que connait récemment le mouvement peuvent-elles endiguer la réalisation de ce
rêve?
Le projet
d'Ennahdha représente-t-il un danger pour un Etat civil comme la Tunisie? C'est
là que gît le lièvre bien que le Mouvement ait changé d'avis et séparé entre la
da'awa et la politique.
Une réalité
ancienne
L'esprit de
domination politique est un principe général de la pensée de l'islam politique
lorsque ses partisans arrivent au pouvoir. Vu que le Mouvement Ennahdha, une
des branches de l'organisation des Frères, est un groupement politique social
qui possède un programme islamique et non pas un groupe religieux, conformément
aux écrits de son fondateur Hassan El Banna ainsi qu'à ceux de Sayyed Kotb, ce
Mouvement oeuvre à réaliser ses anciens acquis et à s'emparer du pouvoir après
la révolution tunisienne en 2011.
Dès
qu'il a accédé au pouvoir, le mouvement a écarté tous les hauts cadres
administratifs dans l'organe de l'Etat et a dissous les institutions politiques
qui géraient l'Etat, (La Chambre des députés, la Chambre des conseillers,
le Conseil constitutionnel, la Constitution). Un an à peu près avant les
municipales, plus précisément depuis les dissidences qui ont frappé le parti du
Président Béji Caïd Essebsi (Nidaa Tounès) en mars 2017, le Mouvement Ennahdha
a profité des conditions politiques pour sortir du dilemme dans lequel il tanguait
lors des élections de 2014, et ce en rebattant ses cartes pour dominer de
nouveau la scène politique à l'instar de ce qui s'est passé en
2011.
Malgré les
promesses rassurantes annoncées par le Mouvement à son 10e Congrès, l'ancien
scénario que redoutent les forces politiques se cristallise dans les tentatives
des leaders du Mouvement de profiter du gouvernement pour placer ses partisans
dans les postes clés de l'Etat. Le Mouvement a, en fait, implanté ses partisans
comme gouverneurs et maires. De même, il a ouvert toute grande la
porte aux milliers de ses adeptes au sein des organes administratifs locaux en
vue de tisser un réseau de fidèles pour les exploiter politiquement, ce qui a
créé un climat favorable à la prolifération des groupes terroristes, puisqu'il
a libéré des dizaines de prisonniers arrêtés pour avoir préparé des opérations
terroristes en Tunisie, en plus d'avoir fermé les yeux, en toute impunité, sur
les activités des mouvements salafistes et djihadistes.
-
Domination politique
Le Mouvement
Ennahdha connaît bien l'importance des prochaines municipales puisqu'elles sont
les premières après la Révolution tunisienne. L'article N°132 de la Constituion
tunisienne confirme sa dangerosité puisqu'il stipule l'indépendance
administrative et financière des organes municipaux, ce qui met en relief le
rôle majeur que jouent les municipalités dans la recomposition de la scène
politique et dans l'identification des acteurs influents censés dominer les
prochaines Législatives et Présidentielles. Tout cela a frayé la voie à ses
candidatures dans toutes les circonscriptions électorales avec 350 listes
occupant ainsi la première position parmi les concurrents. Les étapes les plus
marquantes qu'entreprend le Mouvement Ennahdha pour dominer l'arène politique
tunisienne se manifeste comme suit:
1-Dominer la
Chambre des députés (Le Parlement), après avoir redistribué les bureaux des
commissions législatives et privées, en avril 2016. Le nouvel équilibre
des forces a conduit - après la régression du mouvement "Nidaa
Tounès"- au contrôle par le Mouvement islamique Ennahdha de trois
commissions législatives : l'industrie, l'énergie et les richesses minières
ainsi que l'infrastructure et l'environnement. Le Mouvement a également réussi
à assumer la présidence des commissions des paysans et de la sécurité
alimentaire, du commerce et des services affiliés, ainsi que la présidence de
la commission du système intérieur, de l'immunité parlementaire et des lois
électorales.
En ce qui concerne les commissions privées, Ennahdha en a eu trois contre deux
pour le Parti du Président, "Nidaa Tounès". Mais l'hégémonie du
Mouvement a dépassé le Parlement et s'est étendue pour englober les membres de
ces commissions. 7 membres dans chaque commission sont du Mouvement Ennahdha,
dont 3 au poste de vice-président.
Nous pouvons en déduire qu'avec ces répartitions, l'hégémonie d'Ennahdha sur le
Parlement est totale, ce qui lui permet d'y imposer ses tendances, y compris la
possibilité de reprendre le pouvoir.
2- Le Mouvement a réussi à trancher très tôt sa position quant aux élections
municipales, depuis septembre 2017, c'est-à-dire avant l'ouverture de la porte
des candidatures. le Mouvement l'avait déclaré clair et net : il ne s'alliera à
aucun parti politique. C'est ce qu'a confirmé le membre du Conseil de la Choura
du Mouvement, Abdel Hamid Al-Djalassi, en mai 2017 : "Le Mouvement a
choisi de prendre part aux élections municipales avec des listes ouvertes à
tous les Tunisiens et il participerait dans toutes les circonscriptions
électorales", considérant cela comme un choix pour lequel a opté le
Mouvement.
3- Une préparation antérieure et une tergiversation pour gagner les électeurs.
Ennahda a anticipé les élections municipales en tenant son 10e Congrès, et a
annoncé la distinction entre la daawa et la politique. Le Mouvement a également
signé la Charte de Carthage et son bureau exécutif a appelé le gouvernement à
tenir une réunion avec les partis et les organisations signataires de cette
Charte pour étudier la conjoncture actuelle dans le pays et trouver les
solutions et les mesures indispensables à l'interaction avec les exigences
sociales urgentes des Tunisiens. Toutes ces étapes sont considérées comme une
exploitation et une tentative manifeste pour sauver sa popularité électorale,
étant donné que le Mouvement a perdu près d'un demi-million d'électeurs entre
les élections de 2011 et de 2014.
4- Ennahdha a annoncé lors de son 10e Congrès avoir allégé les conditions
rigoureuses à l'intention de ceux qui veulent y adhérer, cherchant ainsi à
sortir de l'enfermement d'un parti doctrinal et de l'héritage de l'action
secrète. Par cette démarche Ennahdha veut être considéré comme le parti le plus
disposé - sur la scène tunisienne - pour les élections municipales, en dépit de
sa référence religieuse dans l'action politique qui continue à caractériser le
Mouvement. Tout comme il gère le processus électoral à partir d'une base
idéologique, par exemple certains de ses leaders ont refusé les emprunts. Le
Mouvement bat campagne avant les élections non pas en tant que mouvement
islamiste, mais plutôt en tant que parti des musulmans démocrates.
Nouveautés dangereuses :
De nombreuses crises se dressent face au
Mouvement islamiste Ennahdha depuis février 2018. Des menaces qui pourront
briser son rêve politique, qui est de sortir grand vainqueur des municipales,
puis des législatives et de la présidentielle. Les plus importantes crises qui
peuvent influencer les résultats des élections municipales pouvant mettre fin
au projet politique du Mouvement s'il ne parvient pas à remporter la majorité
des sièges sont les suivantes :
La première crise est liée à ce que le député Monzer Belhaj avait révélé sur
l'octroi en 2012 au Mouvement Ennahdha d'un chèque bancaire d'un compte privé
de l'émir du Qatar, et ce sous prétexte d'indemnisations des victimes du
despotisme, d'après ce qui a été publié dans les journaux tunisiens. De
pareilles accusations, à ce timing, ont porté un coup dur au Mouvement avant
les élections municipales. Ajoutons à cela le silence total du Mouvement sur
cette question et l'absence d'un communiqué officiel comme réplique à ces
accusations. Le Mouvement s'est contenté, à l'époque, des déclarations faites
par Ali Al-Arid, secrétaire général adjoint du Mouvement. Celui-ci s'est borné
à accuser des parties intérieures et extérieures de conspirer contre la Tunisie
et de tenter d'attiser la situation dans le pays pour créer une confusion sur
la scène politique et empêcher la tenue des élections municipales. Tout cela
évidemment reflète un état de confusion intérieure qui pourrait avoir des
conséquences imprévisibles.
La deuxième crise est représentée par ce que les Tunisiens appellent "la
sédition des juifs", déclenchée alors entre les membres d'Ennahdha, à
cause de la candidature d'un juif sur ses listes pour les municipales. Le
Mouvement essaie, depuis son 10e Congrès de manifester son nouveau visage et de
prouver la crédibilité d'avoir séparé entre la da'awa et la politique, et de
s'être métamorphosé de son idéologie religieuse, pour ainsi présenter l'aspect
d'un parti libéral. Mais au lieu de voir cette démarche l'aider à ancrer sa
nouvelle image qu'elle tente d'exhiber pour attirer de nouvelles voix et ainsi
dominer ces élections, le Mouvement est tombé dans une crise interne imprévue,
qui a suscité la colère parmi ses rangs. Présenter la candidature d'un juif a
eu des répercussions négatives sur l'image du Mouvement à l'extérieur. Ennahdha
a été donc confronté à une vague d'attaques acerbes et à des accusations
d'avoir tenté d'exploiter les juifs pour réaliser des gains politiques afin de
dominer la scène à l'intérieur de la Tunisie.
-Pour ce qui
est de la troisième crise, il s’agit de l’étau qui s’est resserré davantage
autour du mouvement. Ce dernier s’est vu accusé à nouveau d’être en connivence
avec des organisations et des régimes liés au terrorisme. Nombre d’hommes
politiques et d’experts ont attribué à Ennahdha - simultanément avec la
résolution du Parlement européen de placer la Tunisie sur la liste noire des
pays finançant le terrorisme et le blanchiment d’argent - la responsabilité
d’avoir, lorqu'il était au pouvoir , largement ouvert les portes de la Tunisie
aux organisations terroristes, ce qui l’avait poussé à la déraison pour
finalement montrer son vrai visage qu’il avait temporairement tenté de cacher
lors de son 10e Congrès. C’est alors que son président Rached Ghannouchi a
menacé les Tunisiens d’une guerre civile en tenant pour terroristes ceux qui
accusent le mouvement d'avoir assassiné l’homme politique tunisien Chokri
Belaïd, de même qu’il a indexé ceux qui incriminent les dirigeants
d’Ennahdha sans condamnation judiciaire, d'appeler à l'exclusion et que cela
« pourrait éventuellement mener à une guerre civile ».
- Quant à la
quatrième crise, elle réside dans la liaison populaire entre le programme de
réformes d’Ennahdha et le modèle turc. Certains Tunisiens allaient même jusqu'à
attribuer le mouvement à Erdogan. La relation solide entre le Mouvement
et le Parti de la Justice et du Développement turc, en plus des navettes
effectuées tour à tour par des dirigeants du mouvement et d’autres du parti,
peuvent entraîner un désintérêt quant à son programme qui exprime ses nouvelles
orientations. En dépit du refus populaire et partisan de la visite du président
turc Recep Tayyip Erdogan en Tunisie vers la fin de l’année précédente, de la
qualification de son rôle de suspect et de son accusation d'avoir parrainé le
terrorisme et d'avoir veillé sur les intérêts des Frères musulmans et de leur
projet politique, le mouvement a bravé ces positions populaires et partisanes
en vantant la visite d’Erdogan dans un communiqué qui a fâché beaucoup de gens
en disant que « la visite d’Erdogan renforce les relations de coopération
entre la Tunisie et la Turquie, dans le cadre de la poursuite par cette
dernière de son soutien à la transition tunisienne ».
En conclusion,
on peut dire que des inquiétudes dominent dans les sphères tunisiennes à cause
de l'éventualité de la percée du Mouvement Ennahdha aux municipales et à cause
de la gestion du scrutin sur une base idéologique, à tel point que des
Tunisiens mettent en garde contre le danger de la mise en application
du projet de l’islam politique dans un Etat civil telle la Tunisie,
insistant que l’on ne peut pas se fier au Mouvement Ennahdha à cause des
révisions qu’il avait effectuées lors de son 10e Congrès.
En revanche,
il est possible qu’Ennahdha se rende compte des dangers de ces crises et par
concéquent cède quelques circonscriptions électorales. Il se peut également
qu’il redoute les retombées de sa victoire tant à l’intérieur qu’à l’extérieur,
se rappelant ses propres expériences ou les leçons régionales. La peur donc
d’avancer encore plus loin qui va probablement lui coûter cher, demeure une
hypothèse. C’est que remporter les municipales par une victoire écrasante alors
qu’il craint cette victoire et craint un fiasco dans la gestion du pays pendant
7 années, constitue un suicide politique, car n’étant pas capable de
gérer seul certaines municipalités compte tenu de cette crise économique que
traverse la Tunisie.
Il est donc
dans l’intérêt d’Ennahdha de partager le pouvoir afin de partager le succès ou
l’échec.