En multipliant les accords migratoires, l'UE repousse ses frontières
Pour réduire l’immigration illégale à
destination du continent, l’Union européenne n’hésite pas à recourir de façon
croissante à des accords migratoires, qui impliquent une coopération avec des
partenaires pas toujours fiables, et engendrent des perturbations dans les pays
de transit.
Dans la Corne de
l’Afrique, l’Union européenne n’hésite pas à promouvoir ses actions en faveur
de la «protection des droits humains»
des migrants. Le 31 janvier, elle lançait un programme régional de formation contre la traite
des êtres humains à Djibouti, dans le cadre du dit «processus de Khartoum»,
signé le 28 novembre 2014. Les institutions sont en revanche plus
silencieuses sur le durcissement des lois anti-immigration dans les pays
partenaires, alors que ce processus remontant à 2014 conduit l’UE à traiter
avec certains Etats répressifs, au nom d’une stratégie généralisée
d’externalisation des frontières européennes.
A travers le Fonds fiduciaire d’urgence pour
l’Afrique créé en 2015 et rehaussé en 2018, l’UE a injecté
2,8 milliards d’euros dans la région du Sahel, de la Corne et du nord de
l’Afrique. Au Soudan, pays de transit des migrants vers la Libye, l’UE achemine
des fonds, du matériel et organise des formations pour contenir l’immigration
et empêcher les migrants de rejoindre l’Europe par la mer. Ils restent,
pour la plupart, dans leur pays d’origine.
Kidnappings
Si l’Union européenne ne finance pas
directement le gouvernement, c’est toutefois avec le président du Soudan, Omar
el-Béchir, qu’a été négocié le processus de Khartoum. Le président soudanais,
qui réprime depuis deux mois des manifestations inédites dans son pays, est par ailleurs mis en
accusation par la Cour pénale internationale (CPI) pour génocide, crimes contre
l’humanité et crimes de guerre.
«Le simple fait
que l’UE négocie avec des gouvernements autoritaires contribue à les renforcer.
Dans une certaine mesure, elle leur confère une légitimité», estime Mark Akkerman, chercheur pour le think tank Transnational Institute, «engagé pour un monde juste, démocratique et
durable». Dans un rapport réalisé pour l’institution, il pousse l’accusation
encore plus loin : «La gestion
des frontières a également renforcé les Forces de soutien rapide, constituées
de combattants de la milice Janjawid, considérée comme responsables de
violations de droits de l’homme au Darfour.»
En 2016, la collaboration avec la Turquie
avait suscité de vives critiques, en raison du pacte déléguant à la Turquie la
gestion de la crise migratoire qui affectait l’Europe. Plus récemment, la Libye
– véritable réservoir de migrants, dont la traite est en partie assurée
par des milices et où l’on recense extorsions, kidnappings et mauvais
traitements – avait fait réagir. «L’UE
se rend indirectement complice, car elle prête des bateaux, fournit des
formations aux garde-côtes qui ont pour mission d’intercepter les migrants
avant nous», explique le spécialiste du droit européen de l’immigration
et de l’asile Philippe de Bruycker.
«Plus d’obstacles, c’est plus de morts»
Durcissement des politiques migratoires sur
la route des Balkans, cloisonnement des migrations de la Turquie vers la Grèce,
partenariats avec les pays du Maghreb et extension des accords avec les pays
africains… Face aux migrants, l’Europe se verrouille. Le phénomène n’est certes
pas nouveau, rappelle le sociologue et spécialiste des migrations Antoine
Pécoud. Mais, «la nouveauté, c’est
qu’avant, l’externalisation des politiques migratoires ne concernait que les
réfugiés. Maintenant elle s’est étendue au reste de l’immigration». Pour
Philippe de Bruycker, il y a toutefois bien un point de rupture : «On s’inspire du modèle du pacte turc. Alors
qu’avant on demandait aux pays de contrôler leurs frontières, maintenant on
demande aux Etats de retenir les migrants sur leur territoire.»
Tandis que ces accords représentent des
mannes financières non négligeables pour les pays destinataires, l’application
de ces politiques migratoires engendre parfois des effets déstabilisateurs. Au
Niger, la ville d’Agadez, où le transport des migrants était une activité
banalisée, a connu de fortes perturbations économiques. Et les conditions de
traitement des migrants se sont détériorées dans le pays. Le Tchad s’est
également mué en un lieu de transit des migrants, se substituant à d’anciennes
routes migratoires désormais closes.
«Contreparties»
D’autres craintes émergent, liées à la nature
de ces accords, qui pourraient déstabiliser les pays qui manqueraient à leurs
obligations, comme le résume Lisa Watanabe, chercheuse au Center for
Security Studies : «Les
accords appelés "EU compacts" menés avec certains pays du Sahel leur
offrent des contreparties. Admettons que ces pays ne fournissent pas de bons
résultats, ils pourraient être pénalisés par une réduction de l’aide au
développement ou du commerce en provenance de l’UE.»
S’il est complexe d’évaluer l’impact de ces
accords en raison de l’imbrication de multiples facteurs, l’agence européenne
Frontex a cependant relevé une baisse de 89% de l’immigration clandestine à
destination de l’UE entre 2015 et 2017. A trois mois des élections
européennes, ces chiffres peuvent jouer en la faveur des institutions. D’autant
plus qu’un certain nombre de gouvernements (Italie, Hongrie
notamment) maintiennent la question migratoire à l’ordre du jour. Antoine
Pécoud alerte quant à lui sur une autre facette de ces données : «Il y a certes eu une forte décrue de la
traversée, mais aussi une augmentation de la mortalité en Méditerranée. Plus
d’obstacles, c’est plus de morts.»