Des cybermercenaires américains à Abou Dhabi
En 2013, alors qu’elle travaille
pour la NSA comme employée de Booz Allen Hamilton, un sous-traitant privé, Lori
Stroud recommande d’intégrer à son équipe, basée à Hawaï, un certain Edward
Snowden. Qui, deux mois plus tard, va devenir le lanceur d’alerte le plus
célèbre de la planète en faisant «fuiter» des documents secrets de l’agence
américaine… Sa carrière plombée par le scandale, Stroud est recrutée l’année
suivante par un ex-officier de la NSA, chez CyberPoint, un consultant en
cybersécurité basé dans le Maryland, et envoyée à Abou Dhabi.
Officiellement, l’entreprise y aide les Emirats arabes unis à améliorer leur
cyberdéfense. Dans les faits, Stroud rejoint une unité secrète – nom de
code : «Raven» – composée d’anciens du renseignement américain et de
membres des services de sécurité du pays, qui n’est autre que la «division
opérationnelle offensive» de l’équivalent émirati de la NSA.
Le 29 janvier, l’agence Reuters en a dévoilé le fonctionnement et les
activités dans une enquête très documentée.
«C’est une mission de renseignement»
Stroud va vite se rendre compte que
la «mission de contre-terrorisme» dont on lui a initialement parlé
consiste en réalité à espionner toutes sortes de rivaux, d’adversaires ou de
critiques du régime, des leaders étrangers aux défenseurs des libertés
fondamentales. Parmi les cibles piratées par Raven entre 2012
et 2017, on trouve, entre autres, l’Emir du Qatar Tamim ben Hamad al-Thani
et l’ancien vice-Premier ministre turc Mehmet Simsek, mais aussi la journaliste
yéménite Tawakkol Karman, prix Nobel de la
paix en 2011, le journaliste britannique Rori Donaghy, ou
encore le militant émirati des droits humains Ahmed Mansour – qui purge
aujourd’hui une peine de dix ans de prison.
Pas de quoi, semble-t-il, poser de
trop lourds problèmes de conscience aux cybermercenaires américains
d’Abou Dhabi, à qui leur manager assure que la NSA (qui n’a pas répondu
aux questions de Reuters) approuve le projet Raven. «Il y avait des jours où
c’était dur à avaler, comme [quand on cible] un ado de 16 ans sur Twitter,
raconte Stroud – la seule ancienne de Raven à avoir accepté de s’exprimer
à visage découvert – à Reuters. Mais c’est une mission de
renseignement. Je n’en ai jamais fait une affaire personnelle.»
«Ligne rouge»
En 2016, Raven passe sous le pavillon d’une entreprise émiratie, DarkMatter, et ses membres américains voient progressivement leurs prérogatives se restreindre. L’année suivante, Stroud découvre qu’au moins cinq de ses compatriotes, dont trois journalistes, figurent dans les bases de données de l’équipe clandestine. Pour elle comme pour plusieurs de ses collègues encore en poste à Abou Dhabi, c’est à ce moment, avec l’espionnage de citoyens américains, qu’une «ligne rouge» est franchie.
Stroud proteste auprès de ses
supérieurs, est licenciée, se voit retirer ses téléphones et son ordinateur.
Deux mois plus tard, elle est autorisée à retourner aux Etats-Unis. L’affaire,
écrit Reuters, fait actuellement l’objet d’une enquête du FBI, qui cherche à «savoir
si des Américains membres de Raven ont révélé des techniques de surveillance
classifiées, ou s’ils ont illégalement ciblé des réseaux informatiques
américains».