La Tunisie au bord de la crise de nerfs sociale
C’était à la mi-décembre à Kasserine, ville du centre-ouest de la Tunisie située non loin de la frontière avec l’Algérie. Nichée au creux d’une plaine surmontée de montagnes sèches, la cité remâche des aigreurs qui résument un peu l’humeur d’une Tunisie plongée dans le doute. Ce jour-là, quatre jeunes Tunisiens, à peine trentenaires, sont réunis au siège de l’ONG International Alert pour évoquer leurs espoirs, leurs frustrations, leurs rêves d’après-révolution.
La Tunisie s’apprête à célébrer le huitième anniversaire du renversement de la dictature, ce premier « printemps arabe » qui fut surtout le seul à survivre au reflux général. Et Kasserine, qui s’embrasa en janvier 2011 après que la mèche fut allumée à Sidi Bouzid par l’immolation d’un vendeur ambulant, paya son lourd tribut de « martyrs » (quatorze morts) à la répression du régime de Ben Ali. Ce sacrifice – s’ajoutant à d’autres manifestants tués dans les cités voisines – n’en finit pas de saigner au flanc de la mémoire régionale, cette conscience blessée d’une « Tunisie intérieure » qui se sent délaissée par rapport à un littoral relativement plus prospère.
Huit ans plus tard, deux garçons, Hamza et Helmi, et deux filles, Nawa et Alya, tous issus d’un quartier populaire de Kasserine, partagent donc leurs songes sur leur avenir et sur celui de leur pays. Alors que les acquis démocratiques ont laissé en friche le terrain socio-économique, toujours fracturé d’inégalités et de disparités, la question de l’emploi les taraude. Avec un taux de chômage local de 22,7 % (contre 14,8 % à l’échelle nationale), fléau qui affecte plus particulièrement les diplômés (46,9 % contre 31,9 %), la jeunesse de Kasserine est au bord de la crise de nerfs.
Hamza, Helmi, Nawa et Alya, tous diplômés en droit, ont bien conscience que la fonction publique, qui ne recrute plus, leur est bouchée. Aussi veulent-ils bien tenter le pari de la microentreprise, puisque les plus hautes autorités vantent désormais la grandeur du secteur privé. Mais les institutions, bancaires notamment, ne suivent pas. « Il y a trop d’entraves », déplore Hamza. « Je suis totalement démotivée », ajoute Nawa. Tous ces obstacles nourrissent un terrible soupçon. « Les hommes d’affaires établis ne veulent pas qu’émerge une concurrence venant de la Tunisie intérieure », assène Helmi. Face à tant de blocages, les esprits se crispent, inévitablement. « Les jeunes sont prêts à bouger », avertit Alya.
Nostalgie de la sécurité économique
Quelques jours après cette rencontre, la jeunesse de Kasserine a en effet « bougé ». Elle est descendue dans la rue, lundi 24 décembre, affrontant les forces de l’ordre, juste après qu’Abderrazak Zorgui, journaliste pour une chaîne privée locale, se fut immolé. Dans une vidéo enregistrée vingt minutes avant de passer à l’acte, il avait déclaré : « Pour [ceux] qui n’ont pas de moyens de subsistance, aujourd’hui, je vais commencer une révolution. » Dans les jours qui ont suivi, d’autres heurts se sont produits ailleurs en Tunisie, y compris dans une banlieue populaire de Tunis. Le geste d’Abderrazak Zorgui renvoyait au tragique rituel des immolations par le feu en Tunisie, notamment à celle de Mohamed Bouazizi, à Sidi Bouzid, le 17 décembre 2010, qui avait déclenché la fameuse révolution tunisienne.
Il serait, à ce stade, fort hasardeux d’anticiper une nouvelle « révolution » en Tunisie. Celle de l’hiver 2010-2011, amorcée sur la question sociale, s’est vite déployée autour d’un dessein politique : la chute de la dictature de Ben Ali et l’instauration de la démocratie. Que pourrait renverser une nouvelle révolution en Tunisie, sinon la démocratie elle-même ? Si la nostalgie du passé autoritaire, idéaliséa posteriori comme pourvoyeur de sécurité économique, travaille certaines franges de l’opinion, la majorité de la population tunisienne ne saurait accepter un retour à la dictature.
Mais la grogne sociale va assurément scander la vie publique en Tunisie. Elle la secoue d’ailleurs déjà depuis des années. Janvier est le mois de tous les dangers. C’est la saison protestataire en Tunisie. De la grève générale de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), virant à l’émeute réprimée le 26 janvier 1978 (entre 50 et 200 morts), à la révolution victorieuse contre Ben Ali, le 14 janvier 2011 (338 morts), en passant par les « émeutes du pain » du 3 janvier 1984 (entre 70 et 143 morts) et la révolte du bassin minier de Gafsa, débutant le 5 janvier 2008 (trois morts et des centaines d’arrestations), les débuts d’année ont toujours été troublés en Tunisie. Plus récemment, janvier 2016 et janvier 2018 ont aussi été « chauds ». Les gouvernements issus de la transition démocratique post-2011 ont certes la répression infiniment plus mesurée que naguère, mais le cycle du « janvier social » ne fait pas relâche. L’année 2019 n’échappera pas la règle.
Le chef de gouvernement, Youssef Chahed, aux commandes depuis l’été 2016, sait qu’il avance sur un champ de mines. Si la croissance a rebondi en 2018 (autour de 2,8 %) après des années de stagnation, la population n’en goûte guère les fruits, étranglée par la flambée des prix. Dans ce contexte, M. Chahed est pris en étau entre, d’un côté, la pression de l’UGTT, qui réclame une hausse des salaires dans la fonction publique, et, de l’autre, les injonctions du Fonds monétaire international d’enrayer la dérive budgétaire. L’UGTT a appelé à une grève générale le 17 janvier. Le gouvernement s’active pour en désamorcer le péril. Il n’est guère aidé par le président de la République, Béji Caïd Essebsi, avec lequel M. Chahed s’est récemment brouillé. Le chef de l’Etat ne manque pas une occasion de dénoncer « la détérioration de la situation économique et sociale », tout en prêtant une oreille complaisante aux revendications de l’UGTT. La fracture au sommet de l’Etat, nouvelle embûche, hypothèque un climat social déjà fragile en Tunisie.