Lutte contre l’impunité des crimes de masse : un projet de loi préoccupant
La justice pénale internationale
constitue aujourd’hui l’un des axes forts de la diplomatie française. La France
est devenue le premier Etat coopérant avec la Cour pénale internationale, dont
on a célébré cette année les vingt ans du statut constitutif (Rome, 1998),
et un Etat pivot dans le réseau de coopération européen en la matière («réseau
génocide»). Pierre angulaire du dispositif, le Pôle «crimes contre l’humanité,
crimes et délits de guerre», créé en 2012, rassemble des magistrats qui
travaillent efficacement avec des gendarmes et policiers spécialement formés et
engagés dans ce type d’affaires. La France renforce ainsi sa capacité à
poursuivre les responsables de ces infractions mais aussi ceux impliqués dans
des actes de torture ou de disparitions forcées – en lien avec les
différentes conventions ou juridictions internationales conclues à cette fin.
Des premiers procès se sont tenus à
partir de 2016 et ont visé des ressortissants rwandais impliqués dans le
génocide contre les Tutsis au printemps 1994 (800 000 morts en
cent jours). Aujourd’hui, près d’une centaine de dossiers sont à
l’instruction, ils concernent une quinzaine de zones géographiques différentes,
de l’Irak jusqu’au Sri Lanka. Sur la Syrie, et dans les conditions actuelles,
seules les juridictions pénales nationales peuvent d’ailleurs agir, en raison
du veto mis par la Russie à la Chine au renvoi par le Conseil de sécurité de la
situation à la Cour pénale internationale. Le Pôle a en particulier été saisi,
depuis 2015, du dossier dit «fichier César», un «dossier
structurel» sur les crimes commis par le régime de Bachar al-Assad. Trois
mandats d’arrêts ont également été lancés le 8 octobre contre des
hauts fonctionnaires de Damas dans le cadre d’une affaire qui concerne la disparition
forcée de deux Franco-Syriens en 2013, dans le tristement
célèbre centre de détention de l’aéroport militaire de Mezzeh.
Mais le projet de loi de
programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, discuté en ce moment à
l’Assemblée, comprend des propositions qui pourraient ne pas être à la hauteur
des enjeux et même venir affaiblir la position de la France dans la lutte
contre l’impunité des crimes de masse.
En premier lieu, le gouvernement
souhaite revenir sur la version adoptée par le Sénat et maintenir l’exigence,
pour que les affaires puissent prospérer devant le Pôle, que le suspect ait sa
résidence habituelle en France – plutôt que de s’en tenir à sa simple
présence sur le territoire. On peut comprendre la volonté d’éviter une possible
instrumentalisation politique des juridictions françaises quand certains
dirigeants étrangers visitent notre pays. Mais ce n’est pas être à la hauteur
des enjeux que de limiter les possibilités d’arrestations aux seuls criminels
assez imprudents pour s’installer «habituellement» en France. Dans le même
sens, le gouvernement entend maintenir l’exigence que les crimes contre
l’humanité et les crimes de guerre soient également punis dans l’ordre
juridique des Etats concernés (ceux des territoires où les crimes sont commis
ou bien ceux dont les auteurs sont les ressortissants). Cela peut pourtant
surprendre au regard de l’évolution du droit international général depuis
Nuremberg.
En second lieu, il est désormais
question, dans la loi discutée, de réunir sous l’autorité d’un même parquet
deux contentieux, la poursuite des responsables de crimes de masse et
l’antiterrorisme. Si un rapprochement et une coopération accrue entre le Pôle
«crimes contre l’humanité» et la Section antiterroriste peuvent paraître
nécessaires, la proposition consistant à les regrouper sous l’autorité d’un
même «procureur antiterroriste» apparaît doublement problématique. Elle
pourrait d’abord entraîner un risque de confusion entre le terrorisme et les
«massacres administratifs» qui ne renvoient ni aux mêmes éléments matériels et
contextuels ni à la même pensée criminelle. La création d’un parquet
chapeautant les deux institutions risquerait ensuite de conduire à la dilution
de la spécificité des poursuites engagées par la composante «crimes contre
l’humanité». L’antiterrorisme bénéficierait d’arbitrages favorables et
capterait probablement l’essentiel de l’énergie du procureur commun, tant il s’agit
justement d’une priorité du politique. Au demeurant, il pourrait aussi être
privilégié car il renvoie à des infractions («association de malfaiteurs en vue
d’une entreprise terroriste», par exemple) au seuil probatoire moins exigeant
que pour les crimes de masse et autorise nombre de procédures exorbitantes du
droit commun (gardes à vue prolongées, etc.).
Le renforcement légitime et
nécessaire de l’antiterrorisme ne doit pas se faire au prix de
l’affaiblissement de la lutte contre les crimes de masse. Une telle évolution
serait pour le moins regrettable au regard du rôle majeur que jouent et sont
appelées à jouer de manière croissante les juridictions nationales dans la
répression des crimes internationaux. A l’heure où le Pôle «crimes contre
l’humanité» gagne en visibilité, en France et à l’étranger, accumule de
l’expérience et représente aujourd’hui une des rares perspectives intéressantes
et immédiates dans la lutte contre l’impunité des crimes de masses, la France
devrait renforcer ses effectifs et ses moyens plutôt que de prendre le risque
de le fragiliser.