EN ALLEMAGNE, LA MONTÉE SPECTACULAIRE DE L’EXTRÊME DROITE DANS LES SONDAGES
dimanche 02/juillet/2023 - 03:33
Selon les derniers sondages, si des élections fédérales avaient lieu dimanche prochain, environ 19% des Allemands voteraient pour l’AfD, le parti d’extrême droite. Ce chiffre est d’autant plus choquant qu’il est identique à celui du SPD. Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, analyse ici les raisons et les enjeux d’une situation inquiétante pour la scène politique allemande, et pour la société tout entière.
L’AfD, nouveau parti dominant de l’opposition ?
Depuis quelques mois, l’AfD (Alternative für Deutschland) a gagné en popularité, au point d’être maintenant le parti dominant au sein de l’opposition au gouvernement. Le parti oscillait depuis longtemps autour de 10%, son résultat aux dernières élections législatives. Mais depuis l’automne dernier, les chiffres sont en augmentation constante et l’AfD s’envole dans les sondages. Cela ne se produit pas seulement en Allemagne de l’Est, le fief traditionnel des extrémistes, mais également à l’ouest, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, où les chiffres ont même triplé.
Cependant, les sondages mesurent un sentiment politique actuel, et non pas le vote des électeurs le jour des élections – une différence importante. Il n’est donc pas certain que cet état d’esprit trouve une traduction électorale concrète. On peut ainsi citer l’exemple récent des Verts : ils ont longtemps brillé dans les sondages lors de la dernière législature et, avec plus de 25% des intentions de vote, ont même été considérés comme un possible parti chancelier. Mais le jour des élections, ils n’ont pas dépassé les 14,8%, en troisième position derrière le SPD et la CDU/CSU.
La situation sondagière actuelle est d’abord le reflet d’une loi politique éprouvée : les partis gouvernementaux ont tendance à perdre en popularité vers le milieu d’une législature. En général, l’opposition en profite momentanément, et cette tendance s’inverse souvent à l’approche des élections législatives.
L’AfD profite évidemment de l’état actuel de la coalition gouvernementale. Au cours du mois de mai dernier, la satisfaction à l’égard du gouvernement fédéral a chuté de manière significative. Actuellement, seule une personne sur cinq (20%) est très satisfaite ou satisfaite du travail de la coalition, soit une baisse de 8% par rapport au mois d’avril, et 79% en sont moins ou absolument pas satisfaits (+10 points). Pour la coalition du SPD, des Verts et du FDP, il s’agit du pourcentage le plus faible depuis leur arrivée au pouvoir en décembre 2021.
Il n’est pas surprenant que près des deux tiers des partisans actuels de l’AfD citent l’immigration comme l’enjeu le plus important pour eux, loin devant les défis de la politique de sécurité liée à la guerre en Ukraine. Derrière ce sujet, grand classique de l’AfD, se trouve pour ses électeurs la question de la politique énergétique, environnementale et climatique : pour un partisan de l’AfD sur deux (47%), c’est l’un des problèmes majeurs pour motiver leur décision de voter pour l’extrême droite. Deux tiers d’entre eux (67%) voteraient par ailleurs pour l’AfD par déception vis-à-vis d’autres partis, contre seulement un tiers (32%) par conviction.
Les chrétiens-démocrates dans l’embarras ?
Il est surprenant de constater que l’opposition de la CDU/CSU ne profite pas des sondages. Le constat d’échec est d’autant plus frappant que l’actuel président du parti, Friedrich Merz, avait promis en 2018, lors de sa première candidature à la tête du parti, qu’il diviserait par deux le score de l’AfD. À l’époque, les extrémistes de droite étaient à 15%. Lors de son élection en 2021 à la tête de la CDU, il a déclaré qu’il serait un pare-feu à l’AfD. Aujourd’hui, le chef de la CDU en est réduit à limiter les dégâts en déclarant qu’il exclura immédiatement ceux qui voudront coopérer avec l’extrême droite.
Pour la CDU, les problèmes se situent plutôt ailleurs. Tout d’abord, son président Friedrich Merz suscite de la réticence de la part des électeurs. Il apparaît comme trop ancré dans la pensée politique qui régnait avant l’époque Merkel pour être l’homme capable d’inventer une offre politique adaptée à l‘après Merkel. Leader de transition, il n’est pas considéré comme un futur chancelier et comme un challenger sérieux de l’actuel chef du gouvernement, Olaf Scholz.
En outre, après seize ans de gouvernement, les électeurs font porter la responsabilité d’une partie de leurs problèmes à la CDU et doutent de sa capacité à les résoudre. Beaucoup ne pensent pas que l’actuel leadership de la CDU ferait mieux que sous l’égide de la chancelière Angela Merkel. Ainsi, si la CDU venait à critiquer l’état actuel de l’Allemagne, cela pourrait être vu comme une reconnaissance de leur part de la grande défaillance des années de gouvernance d’Angela Merkel.
La CDU subit, comme les trois partis au gouvernement, une méfiance générale envers la politique. Les symptômes sont quotidiens : les trains qui ne sont pas ponctuels ; les routes et les ponts souvent dans un état lamentable ; les difficultés dans les secteurs de la santé ; les places manquantes dans les crèches ; le mauvais état des écoles et des universités ; mais surtout la bureaucratie lente et toujours pas dématérialisée. À cela s’ajoute la perte du pouvoir d’achat due à l’inflation élevée, ainsi que la peur d’une relégation sociale. Tant que la CDU ne proposera pas ses propres solutions crédibles à toutes ces difficultés, elle ne pourra pas redevenir un prétendant sérieux à la chancellerie.
La responsabilité particulière du SPD
Les partis au gouvernement doivent tirer les conséquences de cette situation inquiétante. Du fait de sa présence à la chancellerie, de l’histoire de la social-démocratie en Allemagne et de sa sensibilité sociale, le SPD porte une responsabilité particulière dans la lutte contre le populisme d‘extrême droite. Il ne lui suffira pas de simplement désigner les autres partis de la coalition ou ceux de l’opposition comme responsables de cette situation.
On peut par exemple citer sa mauvaise gestion politique de la loi sur la rénovation thermique, dont l’aspect social, pourtant le critère le plus important pour faire accepter une politique climatique, fait cruellement défaut pour un gouvernement de gauche. Toutes les études montrent pourtant qu’il est absolument impératif de répondre à la peur du déclassement matériel et social qui afflige les électeurs allemands. Une enquête de la Hans-Böckler-Stiftung, proche des syndicats allemands, montre clairement qu’environ la moitié des personnes interrogées pensent que leurs intérêts ne sont pas assez représentés par la politique et les institutions, et éprouvent un sentiment de perte de contrôle sur leur existence.
53% des personnes interrogées approuvent l’idée selon laquelle « notre société s’éloigne de plus en plus ». Seulement 23% disent qu’il y a encore beaucoup de cohésion dans notre société. 55% des personnes interrogées s’inquiètent pour l’avenir de leurs enfants, et 49% pour leur retraite. L’étude conclut que la faible confiance dans la démocratie représentative et ses institutions, ainsi que l’insatisfaction à l’égard de sa propre situation sont les facteurs clés pour expliquer le vote en faveur de l’AfD. La situation sociale objective du pays est ici moins importante que la perception subjective de sa propre situation. Les personnes qui votent pour l’AfD, ou envisagent de voter pour elle, ne sont pour la plupart pas dans une situation de précarité financière. Elles ne se sentent cependant pas assez protégées contre d’éventuelles crises à venir : alors que 46% des Allemands se disent inquiets pour leur avenir personnel, ce chiffre monte à 67% parmi les électeurs de l’AfD.
La question est de savoir pourquoi ces électeurs angoissés par l’avenir choisissent de se tourner vers un parti connu pour son incompétence et son désintérêt pour les sujets économiques et sociaux. Une explication possible réside dans la théorie des conflits sociaux développée dans les années 1950 par le sociologue américain Lewis A. Coser. Ce dernier y fait la distinction entre les « vrais » et les « faux » conflits : les vrais conflits concernent la concurrence pour les biens matériels au sein d’une société, les faux conflits concernent davantage les différences culturelles et servent à réduire la frustration et la tension, par exemple en désignant des groupes d’individus comme des boucs émissaires ou des ennemis. L’une des recettes du succès de l’AfD consiste à superposer les vrais conflits aux faux conflits.
L’Allemagne et la France se tendent un miroir
Le succès du parti d’extrême droite AfD rappelle fortement la situation politique française. De plus en plus de Français votent pour le Rassemblement national de Marine Le Pen, qui pourrait même remporter les élections européennes du printemps 2024.
Les raisons du succès des populistes de droite sont les mêmes en France qu’en Allemagne, mais aussi en Italie et en Espagne : c’est la peur du déclin social, comme l’analyse une étude de la Fondation Jean-Jaurès.
Les démocrates portent la lourde responsabilité de reconquérir cet électorat. Cela ne peut se faire qu’en comprenant d’abord l’origine de la montée de l’extrémisme de droite. Cependant, si l’introspection est nécessaire, elle ne suffira pas. Les défenseurs de la démocratie ont la chance d’être au pouvoir, et de pouvoir agir : une politique résolue de lutte contre les inégalités assurera mieux que tout la reconquête de l’électorat populaire.