En Tunisie, des autorités défaillantes face à la hausse des féminicides
dimanche 21/mai/2023 - 03:19
Malgré une loi de 2017 qui impose de prendre des mesures de protection des victimes, onze femmes ont été tuées par leur conjoint depuis janvier, contre quinze sur l’ensemble de l’année 2022.
Elle avait 60 ans et huit enfants. Aïcha dormait, samedi 13 mai, quand son mari a aspergé la pièce d’essence et mis le feu. Elle a succombé à ses blessures le lendemain. Sa fille de 20 ans, qui dormait dans la même pièce, a été brûlée au troisième degré et hospitalisée au Centre de traumatologie et des grands brûlés de Ben Arous, en banlieue de Tunis. L’incendiaire a été placé en détention après s’être rendu à la police.
Aïcha est la troisième femme tuée par son mari dans le gouvernorat de Kairouan (centre) depuis le début de l’année. Et la dernière d’une liste de victimes qui ne cesse de s’allonger. Poignardées, étranglées, égorgée, jetée dans un puits, battue à mort, brûlée vive… Onze femmes ont été tuées en Tunisie par leur conjoint depuis janvier, selon l’association féministe Aswat Nissa, en l’absence de statistiques officielles consolidées. Elles étaient quinze victimes sur toute l’année 2022.
Une semaine avant Aïcha, Sabrine, 30 ans et mère de quatre enfants, a été étranglée par son époux lors d’une dispute. Comme d’autres victimes avant elle, elle s’était tournée vers la justice à plusieurs reprises pour dénoncer les violences de son mari. D’après le porte-parole du tribunal de première instance de Sousse, interrogé sur la radio privée IFM le 9 mai, la jeune femme retirait sa plainte quand « les choses se calmaient ».
La justice aurait-elle malgré tout pu intervenir ? « Comme vous le savez, les relations entre époux sont souvent tendues », a expliqué le porte-parole, ajoutant que si le juge avait condamné le mari à de la prison ferme, « il aurait perdu son travail et les problèmes se seraient aggravés ». « Il faut prendre en considération la situation familiale », a-t-il estimé.
« Une justice de genre »
Sept associations réunies au sein d’une « Dynamique féministe » ont dénoncé des déclarations « qui banalisent la violence basée sur le genre ». Preuve, selon elles, que la loi 2017-58 contre les violences faites aux femmes, qui impose de prendre des mesures de protection des victimes, n’est toujours pas appliquée.
Pour Sana Ben Achour, juriste et présidente de l’association Beity, qui vient en aide aux femmes en leur apportant notamment une assistance juridique, il existe une connivence implicite entre les autorités et les hommes coupables de violences. Les femmes, nombreuses, qui sollicitent une protection « sont souvent ignorées, leur parole n’est jamais prise au sérieux », déplore la militante : « Quand une femme porte plainte, on la renvoie chez elle, on cherche à la dissuader ou à jouer les conciliateurs, mais pour eux [les juges ou les policiers], il n’y a pas d’urgence ».
Même quand des procédures sont en cours, les mesures de protection qui s’imposent sont rarement prises. Bien qu’elle ait été en instance de divorce, Nour El Houda n’en bénéficiait pas quand elle a été assassinée par son mari alors qu’elle sortait du travail en banlieue de Tunis. L’amie qui a tenté de lui venir en aide a elle aussi été grièvement blessée.
Le divorce pour faute, notamment pour cause de violence, « est très difficile à obtenir », souligne Sana Ben Achour. Souvent, les plaignantes doivent se résigner à abandonner les poursuites judiciaires pour finalement divorcer à l’amiable. Une démarche qui évite aux époux d’avoir à payer des indemnisations. « Il y a quelques juges femmes qui remplissent leur rôle, mais généralement la justice est une justice de genre, la violence y est souvent banalisée », commente la présidente de l’association Beity.
« L’Etat doit agir »
En avril, à la suite de l’assassinat d’une femme de 32 ans étranglée par son mari, le ministère de la femme avait dénoncé « la fréquence des meurtres d’épouses qui visent de nombreuses femmes et mères dans différentes parties du pays ». Au premier trimestre 2023, les autorités ont reçu près d’un millier de signalements, dont plus de 70 % pour des agressions commises par le conjoint. Des chiffres qui ont plus que triplé par rapport au premier trimestre de l’année précédente.
Depuis deux ans et l’affaire Refka Cherni, les médias tunisiens se font davantage l’écho de ces violences qui peuvent aller jusqu’à la mort. Le 9 mai 2021, cette femme de 26 ans avait été tuée de cinq balles tirées à bout portant par son mari, agent de la garde nationale, malgré une plainte déposée quarante-huit heures avant le meurtre. Le drame avait suscité un vif émoi et lancé le débat sur les défaillances de la police et de la justice dans ce type d’affaires.