Élections en Turquie : « Erdogan reste l’homme fort du pays malgré toutes les difficultés »
Les chiffres définitifs sont tombés. Recep Tayyip Erdogan (à la tête de l’AKP) est arrivé en tête de l’élection présidentielle de ce dimanche 14 mai avec 49,5 % des voix, contre 44,9 % pour son principal opposant Kemal Kiliçdaroglu (CHP). Un score surprise : la plupart des sondages avant le scrutin du dimanche 14 mai donnaient ce dernier en tête avec plusieurs points d’avance.
Comment expliquer ce résultat et qu’envisager pour le second tour, qui aura lieu le dimanche 28 mai ? Les spécialistes de la Turquie Max-Valentin Robert, chercheur en sciences politiques à l’Université de Nottingham, et Nicolas Monceau, maître de conférences à l’Université de Bordeaux, partagent leurs analyses au Huffpost.
Le HuffPost : Êtes-vous surpris par le bon score de Recep Tayyip Erdogan ?
Max-Valentin Robert : Non pas vraiment. Erdogan remontait dans les sondages ces derniers jours. Ce n’est pas étonnant, l’électorat de l’AKP a l’habitude de se mobiliser au dernier moment. Ce qui m’interpelle plus, c’est qu’on a souvent dit que la dégradation économique allait nuire au président. Finalement l’AKP a réussi à s’en sortir en mobilisant sur ce qui le préoccupe le plus : le facteur identitaire.
L’autre surprise, c’est le parti MHP [d’extrême droite, NDLR] qui a récolté 10 % des voix aux législatives qui se déroulaient également dimanche. L’alliance de l’AKP avec le MHP permet de sauver Erdogan, car avec 35 % des voix l’AKP n’aurait pas pu être en position de force au Parlement.
Nicolas Monceau : Le plus frappant, c’est que tous les sondages ont mal évalué, mal mesuré les résultats. Après, le président sortant avait de nombreux atouts et une capacité de résilience assez forte. Les facteurs qu’on pouvait penser déterminants, comme la crise économique, n’ont pas eu d’impact sur le choix des électeurs.
Les sondages donnaient une avance de plusieurs points à l’opposition. Comment expliquer ce résultat inversé ?
M.-V. R. : Cela peut venir des problèmes d’échantillonnage dans les sondages réalisés en Turquie, certaines fractions de la population sont plus difficiles à atteindre ou ne sont pas à l’aise avec leur propre vote. C’est comme lorsque les sondeurs en France avaient du mal à voir qui votait pour le Front national.
Kemal Kiliçdaroglu n’a pas su convaincre au-delà de sa base - Max-Valentin Robert
N.M. : Il faudrait regarder les techniques et méthodes utilisées par les instituts de sondage. Mais il y avait aussi une part importante d’indécis, environ 10 %. Ces personnes ont dû se décider à soutenir Erdogan vu que la participation est de l’ordre de 93 %, beaucoup importante qu’en 2018 où elle était de 86,2 %.
Globalement, quelles leçons faut-il retenir de ce premier tour ?
M.-V. R. : D’abord, la difficulté de Kemal Kiliçdaroglu à aller au-delà de sa base. Il a su à séduire l’électorat kurde du HDP, alors qu’il est à la tête d’un parti kémaliste [le CHP progressiste, laïc] et c’est déjà une réussite. L’échec réside en revanche dans son incapacité à convaincre d’autres franges de la population.
Son identité alévie [branche hétérodoxe de l’islam et principale minorité religieuse dans le pays, victime de persécutions] a pu jouer contre lui. Une autre leçon à retenir, c’est qu’Erdogan recule mais que ce recul est relativement modeste par rapport aux circonstances très compliquées de la Turquie aujourd’hui.
N.M. : Il faut souligner la capacité de résilience d’Erdogan, dans un contexte très difficile avec la crise économique, l’évolution politique, le déclin de l’AKP, ou encore le relatif isolement sur la scène internationale. Malgré l’opposition unie, le président sortant arrive en tête et est presque élu. Il reste l’homme fort de la Turquie malgré toutes les difficultés.
Un troisième candidat, Sinan Ogan, a récolté 5,2 % des voix. Quelles conséquences pour le second tour ?
M.-V. R. : Sinan Ogan était un adhérent du MHP jusqu’en 2017. Il a fait une campagne nationaliste voire ultra-nationaliste, anti-immigration et très hostile aux Kurdes. D’ailleurs, il attaquait à la fois Erdogan et Kiliçdaroglu qui tentaient de récupérer des voix kurdes. Si Ogan a fait un score respectable, c’est parce que certains électeurs ont eu le sentiment d’être négligés par les deux autres alliances.
Sinan Ogan va être le faiseur de rois pour le second tour - Nicolas Monceau
Pour le second tour, je pense que le report des voix des électeurs de Sinan Ogan va plutôt se faire vers Kemal Kiliçdaroglu, car les deux hommes ont le même discours sur l’immigration syrienne. L’hostilité envers cette population devrait plus peser que les scores honorables d’Ogan dans les régions contrôlées par l’AKP.
N.M. : Ogan va être le faiseur de rois. Les consignes de vote qu’il va donner seront déterminantes. À l’heure où nous parlons, il a fait savoir qu’il examinerait les programmes de chacun des candidats et qu’il se positionnerait en fonction. C’est évident, il va y avoir un marchandage très important.
Ce lundi matin, le troisième homme de cette élection a cependant déclaré dans un magazine allemand qu’il n’apporterait son soutien à l’opposition que si elle se délestait du soutien du parti HDP pro-kurde. Ce qui apparaît très difficile pour Kiliçdaroglu, car la perte de cette base électorale lui ferait perdre de nombreuses voix.
Quels sont vos pronostics pour le second tour ?
M.-V. R. : Le résultat le plus probable, c’est la victoire d’Erdogan. La campagne de l’entre-deux tours va être compliquée à gérer pour l’opposition qui risque de perdre sa motivation après sa perte aux législatives et au résultat élevé du président sortant. Le score de ce dernier crée une dynamique même pour les électeurs de l’AKP qui n’y croyaient plus trop.
Ces prochains jours, il faudra surveiller de près l’électorat d’Ogan et les tensions entre les deux concurrents. La campagne présidentielle a été rude, il y a même eu des jets de pierre contre le maire d’Istanbul, soutien de Kiliçdaroglu. Celle d’entre-deux tours ne devrait pas être plus calme.