Les États-Unis n'ont pas tiré toutes les leçons de la guerre en Irak
dimanche 26/mars/2023 - 02:52
Il y a vingt ans, dès le 20 mars 2003, les États-Unis envahissaient l'Irak en étant dotés de renseignements erronés, d'un programme inadéquat et avec l'objectif démesurément ambitieux de construire une nouvelle nation irakienne, dont les contours suivraient les spécifications américaines.
Le résultat? Plus de mille milliards de dollars perdus, des milliers de soldats tués et blessés, des centaines de milliers d'Irakiens morts, un revers majeur dans la guerre contre Al-Qaïda, des dégâts irréparables à la réputation de l'Amérique et de vilains accrocs dans le tissu social et politique américain. Ces séquelles durables ont servi de mise en garde pour de futures interventions militaires dans la région.
Mais les États-Unis ont-ils totalement intégré les leçons de la guerre en Irak? Vingt ans plus tard, il est clair que Washington a encore des enseignements cruciaux à en tirer. En voici cinq, parmi les plus importants.
1. Une stratégie imparfaite peut être la meilleure stratégie quand même
Les États-Unis ont poursuivi une stratégie d'une imperfection frustrante en Irak pendant les dix années qui ont suivi la première guerre du Golfe (août 1990-février 1991). Cette stratégie, appelée «endiguement» («containment»), appelait des mesures économiques et militaires coercitives pour contenir le président irakien Saddam Hussein.
L'endiguement n'empêchait pas bon nombre de problèmes, notamment le fait que Saddam Hussein semblait sur la bonne voie pour obtenir des armes de destruction massive et éludait les inspections internationales. Il représentait également une menace pour sa propre population et pour la région dans son ensemble. Mais avec le recul, l'endiguement était une stratégie bien meilleure que de tenter de le renverser militairement dans l'espoir de donner naissance à un Irak stable et démocratique.
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2. En politique étrangère, les décisions sont souvent moins rationnelles qu'elles en ont l'air
Il est fort probable que les principales personnalités de l'équipe de sécurité nationale de George W. Bush –le vice-président Dick Cheney, le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, le président Bush lui-même– ne se voyaient pas comme des hommes susceptibles de se laisser facilement influencer par leurs émotions. Mais avec le recul, il apparaît clairement qu'ils l'ont été.
Si la politique intérieure, les intérêts bureaucratiques, les luttes intestines et les personnalités individuelles façonnent les décisions de politique étrangère, l'atmosphère émotionnellement chargée après le 11-Septembre, et tout particulièrement la peur intense d'une nouvelle attaque terroriste d'envergure, ont gravement interféré avec leur faculté de réfléchir aux questions cruciales. Et l'une des plus importantes consistait à savoir si Saddam Hussein était capable d'utiliser des armes de destruction massive contre les États-Unis ou d'en fournir à des terroristes.
Avec les idées plus claires, il apparaît évident que Saddam Hussein n'aurait rien eu à gagner et tout à perdre à utiliser ce type d'armes contre les États-Unis, que ce soit de façon préventive ou en les donnant à des terroristes –s'il en avait eu en masse, bien sûr. Mais la terreur omniprésente après les attentats du 11-Septembre, empêchant d'avoir les idées bien nettes, a conduit de nombreux législateurs à conclure que le danger était réel.
3. L'unilatéralisme est dangereux
L'administration Bush n'avait pas entièrement renoncé au multilatéralisme dans la période qui avait précédé la guerre. Elle avait œuvré à obtenir une autorisation légale par le biais des Nations unies pour attaquer l'Irak et lorsqu'elle s'est jetée dans la guerre, elle l'a fait avec une coalition d'alliés et de partenaires.
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Cependant, choisir d'envahir l'Irak en passant outre les objections d'un puissant groupe de nations comprenant non seulement la Russie et la Chine, mais également de proches alliés comme la France et l'Allemagne, violait l'esprit du multilatéralisme et, finalement, la lettre du droit international. Faire davantage d'efforts pour prendre en compte les inquiétudes de ces pays aurait grandement réduit les coûts diplomatiques, administratifs, financiers et militaires de la guerre, peut-être même les auraient-il évités.
4. Un débat ouvert est crucial pour éviter une vision stratégique trop étroite
L'administration Bush –et une grande partie du Congrès– n'a pas su placer le problème de l'Irak dans le contexte plus large des intérêts américains et du rôle du pays dans le monde. Cette vision stratégique étroite a contribué à justifier des coûts humains et financiers épouvantables, tout en empêchant ceux qui prônaient l'invasion de voir à quel point cela nuirait à d'autres intérêts vitaux des États-Unis, comme la nécessité de détruire Al-Qaïda, la protection d'un ordre international basé sur certaines règles et les relations diplomatiques avec les alliés et les adversaires.
Une des principales raisons expliquant pourquoi les dirigeants américains ont développé une vision stratégique aussi étriquée est qu'ils ont écarté les critiques sérieuses. Par exemple, l'ancien secrétaire d'État adjoint au Moyen-Orient et actuel directeur de la CIA William J. Burns a écrit un mémo devenu légendaire, soulignant les risques d'une guerre et qui a été totalement ignoré. Le secrétaire d'État Colin Powell n'aurait pas osé dire à Bush qu'il était contre la guerre.
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Au Royaume-Uni, le gouvernement de Tony Blair a commis la même erreur, ignorant ou écartant les critiques internes qui mettaient en doute la marche vers la guerre. Un débat plus ouvert sur les options politiques, qui aurait pris ces critiques en considération, aurait fourni un contexte géopolitique crucial en soulignant les risques à long terme et les conséquences potentielles de la guerre.
5. Les guerres durent toujours plus longtemps et coûtent toujours plus cher qu'on ne l'anticipe
La guerre en Irak était censée durer quelques semaines ou quelques mois, et elle s'est prolongée pendant près d'une décennie, voire plus, en fonction de la façon de compter. D'autres guerres, comme l'intervention au Kosovo quelques années auparavant (1998-1999), l'intervention en Libye quelques années plus tard (mars à octobre 2001) et la guerre en Afghanistan simultanément, ont également duré bien plus longtemps que ce qui avait été prévu au départ (la Première Guerre mondiale devait notoirement être réglée en quelques mois, elle a duré plus de quatre années parmi les plus coûteuses en vies humaines de toute l'histoire de l'humanité).
Exhortés à agir en temps de crise, les dirigeants politiques américains ont tendance à minimiser les coûts et les conséquences imprévus à long terme de la guerre. L'expérience irakienne devrait servir à avertir des dangers à adopter ce genre de comportement.
Des leçons à appliquer pour le présent et le futur
Ce type de leçons devrait trouver un écho auprès des dirigeants américains aujourd'hui.
Lorsqu'il s'agit de l'Iran, par exemple, les nombreuses imperfections de l'accord nucléaire sont peut-être problématiques, mais les alternatives seraient bien pires. Prétendre le contraire pourrait avoir quelques effets dissuasifs limités sur Téhéran, mais l'Irak est un rappel clair de la catastrophe possible quand les États-Unis se voient obligés de mettre leurs menaces à exécution. De même, la politique d'«une seule Chine» (ou de la «Chine unique») qui reconnaît que Pékin est le seul gouvernement de la Chine, est discutable. Mais qui a une meilleure alternative à proposer?
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Pendant ce temps, les angoisses suscitées par l'état de la démocratie américaine alimentent des craintes au sujet du reste du monde. Le président Joe Biden a comparé la fourniture d'armes à l'Ukraine à la défense de la «liberté» et présenté la conjoncture mondiale actuelle comme une lutte entre l'autocratie et la démocratie –exactement comme Georges W. Bush avait un jour présenté une soi-disant «guerre contre la terreur» mondiale. C'est une façon de voir profondément problématique, à la fois impossible à mettre en œuvre et hostile à l'égard de nombreux pays, surtout après l'opération de changement de régime par les États-Unis en Irak.
Le président Donald Trump avait jeté le multilatéralisme aux orties et personne au Parti républicain aujourd'hui ne semble prêt à le récupérer. La guerre en Irak nous rappelle combien une politique étrangère républicaine militante peut causer des dégâts si les pulsions unilatéralistes ne sont pas tempérées. Il existe une vénérable tradition républicaine de diplomatie multilatérale, tradition autrefois exercée avec art par le président George H. W. Bush. Les Républicains feraient bien de la reprendre à leur compte.
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Comme en Irak, les guerres actuelles sont également assurées de durer plus longtemps et de coûter plus cher que prévu. La guerre en Ukraine est partie pour durer plusieurs années, un fait qui devrait soulever certaines questions, à savoir si les États-Unis et leurs alliés en font assez pour rendre la fin des combats possible. Pendant ce temps, de nombreux membres du Congrès, désireux de faire étalage de la sincérité de leur opposition à la Chine, ignorent allègrement à quel point une guerre contre la Chine serait coûteuse. Et ils le font aux risques et périls de tout le monde.
Faute de comprendre vraiment et de retenir toutes les leçons de la guerre en Irak, les États-Unis risquent de retomber dans les mêmes travers. Et il y a de quoi s'inquiéter, parce que la tragédie irakienne pâlirait en comparaison d'une guerre mal conçue à notre époque de rivalité entre grandes puissances.