Publié par CEMO Centre - Paris
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« Le changement climatique signe progressivement la fin du mode de vie de certains Somaliens »

samedi 11/mars/2023 - 04:38
La Reference
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Directeur de la Croix-Rouge dans le pays, Jürg Eglin constate qu’après trois années de sécheresse, « les indicateurs humanitaires sont au plus bas ».
D’après les Nations unies, 220 000 personnes pourraient souffrir de la famine en Somalie cette année, et 8,3 millions seront probablement confrontés à une insécurité alimentaire aiguë. Un défi énorme pour les organisations humanitaires qui travaillent dans le pays. Directeur du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) pour la Somalie, Jürg Eglin estime néanmoins que « la société somalienne est plus résistante » que par le passé.
La Somalie a vécu plusieurs famines en trente ans. La situation est-elle, selon vous, comparable à la crise qu’a connue le pays au début des années 1990 ?
Il se trouve que j’étais en Somalie pendant la famine de 1992. C’était l’anarchie totale, juste après l’effondrement du régime, au moment de la prise de pouvoir des seigneurs de la guerre. Tout était en panne. Cette crise politique, combinée à une sécheresse sévère, avait plongé beaucoup de Somaliens dans une situation extrêmement difficile. Mais c’était une autre époque. Ce qui me reste à l’esprit, c’est la misère et la dévastation qui régnaient à Mogadiscio. La souffrance humaine était énorme, très visible, et la mortalité particulièrement élevée.
Aujourd’hui, la situation climatique est tout aussi critique. Depuis trois ans, le pays n’a presque pas vu de pluies. Les indicateurs humanitaires sont au plus bas. Mais la Somalie est davantage armée pour y faire face. L’Etat n’est pas encore complètement fonctionnel, certes, mais la société est plus résistante. Elle s’appuie sur un réseau solide de services privés et de business qui permettent l’acheminement de l’aide aux communautés. C’est la raison pour laquelle le pays n’a pas sombré malgré le drame qu’il traverse.
Sur le terrain, quelle réponse humanitaire les organisations internationales sont-elles en mesure d’apporter ?
La Somalie connaît des crises humanitaires à répétition depuis trois décennies. La situation est soit critique, soit très critique, et même parfois catastrophique. Malheureusement, des affrontements de plus ou moins haute intensité s’ajoutent aux catastrophes naturelles et aux sécheresses. Notre valeur ajoutée au sein du CICR, c’est de réussir à atteindre des zones difficilement accessibles et de composer avec des groupes qui, autrement, ne s’engagent pas avec des organisations internationales. Avec les Chabab [organisation terroriste affiliée à Al-Qaïda], nous essayons contre vents et marées d’avoir un dialogue humanitaire et de travailler pour les populations qui vivent sous leur contrôle.
« Le problème, c’est que les Chabab tiennent toujours en grande partie les zones rurales »
La Somalie connaît depuis un an de profonds changements politiques, à commencer par l’arrivée au pouvoir du président Hassan Cheikh Mohamoud, qui a lancé une vaste contre-offensive contre les Chabab. A quel point cette nouvelle donne politique peut-elle redessiner les équilibres dans le pays ?
Mes impressions sur le terrain, c’est qu’il y a une nouvelle administration très dynamique qui s’est installée à Mogadiscio. C’est très différent de ce que j’avais pu vivre il y a trente ans, quand les autorités étaient inexistantes. Le problème, c’est que si vous regardez une carte, les Chabab tiennent toujours en grande partie les zones rurales. Dans les campagnes, l’accès aux services publics est limité, les gens doivent se débrouiller seuls. Il y a un écart immense entre la façade des grandes villes et la réalité des autres zones. La tâche du gouvernement reste immense. En ce qui concerne le CICR, nous ne nous mêlons pas des agendas politiques et gardons toujours notre position de neutralité.
L’intensité de la contre-offensive en cours contre les Chabab, souvent louée sur la scène internationale, empêche-t-elle dans une certaine mesure la réponse humanitaire en Somalie ?
Oui, et on doit la prendre en compte. L’offensive militaire lancée l’an dernier rend les choses imprévisibles et nous oblige à réagir très vite. Prenez par exemple la dernière crise, à Las Anod, dans le nord du pays [185 000 déplacés à cause d’un conflit communautaire depuis février] : le différend politique a pris une tournure extrêmement violente ; de nombreux déplacés internes sont sur les routes. Mais on ne peut pas intervenir du jour au lendemain. Il faut frapper aux portes, obtenir des garanties de sécurité, puis envoyer des équipes, évaluer et ensuite aider. Le moindre faux pas peut vous mettre en danger.
La Somalie fait partie des pays touchés de plein fouet par le changement climatique. Les épisodes de sécheresse risquent-ils de changer durablement la Somalie ?
L’avenir est sombre. Quelle société les communautés rurales somaliennes et les déplacés internes peuvent-ils inventer ? Le changement climatique signe progressivement la fin du mode de vie semi-nomade de certains Somaliens. Lorsque le bétail et les circuits de pâturage s’épuisent, alors qu’ils sont le socle de ces sociétés pastorales et claniques, tout retour à ce mode de vie paraît compromis. Quelle est l’alternative ? Il existe quelques projets de rationalisation de l’agriculture ou de gestion des troupeaux, mais pas à une échelle suffisante. Si vous survolez la Somalie aujourd’hui, vous vous rendez compte qu’il existe peu de terres fertiles. Pour retrouver la situation d’il y a trente ans, il faudrait deux choses : du capital et de la stabilité. Les conditions ne sont pas réunies.
La crise dans la Corne de l’Afrique (21 millions de personnes en besoin d’aide alimentaire) est-elle selon vous éclipsée financièrement et médiatiquement par la situation en Ukraine ?
En Somalie, le CICR avait un budget très ambitieux pour 2022, de 120 millions de francs suisse [environ 121 millions d’euros], que nous avons entièrement déboursé. Aujourd’hui, nous rencontrons de grandes difficultés pour financer nos opérations en Somalie. Et plus largement, en tant qu’institution, nous avons eu une année très difficile en 2022 en raison des différentes urgences en Europe, l’Ukraine, mais aussi à cause de l’inflation et des priorités des bailleurs de fonds.

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