« L’Ukraine est un pays souverain qui a des relations anciennes avec l’Afrique » : à Pretoria, Kiev tente de rallier à sa cause
vendredi 24/février/2023 - 10:19
Certains manifestants regrettent ce manque d’attention avec amertume. Il est vrai que ce jour-là, les regards sont tournés sur la côte de l’océan Indien, où l’Afrique du Sud entame des exercices navals avec les marines russes et chinoises. La poursuite de ces manœuvres le 24 février, premier anniversaire du début de la guerre, en dépit de la neutralité officiellement défendue par l’Afrique du Sud face au conflit, n’a pas échappé aux chancelleries occidentales.
Bien que Pretoria évoque des exercices de routine, les Etats-Unis se sont dits inquiets. « La position de neutralité de l’Afrique du Sud n’en est pas une », s’est agacé plus franchement le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, en évoquant ces exercices dans un entretien au Monde fin janvier. Devant l’ambassade russe, les manifestants partagent cette opinion et Anastasia Korpeso, porte-parole de l’Association ukrainienne en Afrique du Sud, ne désespère pas de se faire entendre.
« Nous continuons de sensibiliser »
L’association, qui compte environ 200 membres, a organisé une vingtaine de manifestations à travers le pays depuis le début du conflit. Anastasia Korpeso assure que les rangs grossissent petit à petit. « Heureusement, tous les Sud-Africains ne partagent pas la position de leur gouvernement. C’est la raison pour laquelle nous continuons de sensibiliser », assure-t-elle. Pour la première fois justement, des Sud-Africains noirs se sont joints au rassemblement à Pretoria. « Nous avons connu l’apartheid, nous savons ce que c’est de faire face à un agresseur », explique Freeman Bhengu.
Militant issu de la société civile habitué aux manifestations hostiles à l’ANC, le parti au pouvoir, Freeman Bhengu est venu de Soweto, à près de 100 kilomètres de là, avec une quinzaine de personnes. « On ne peut pas rester assis les bras croisés pendant que notre gouvernement fait une erreur en s’associant avec la Russie. En tant que Sud-Africains, nous voulons dire que sommes aux côtés de l’Ukraine », poursuit-il en s’inquiétant de voir son pays « s’allier avec un gouvernement autocratique ».
Si de nombreux médias sud-africains dénoncent régulièrement l’absence de condamnation de l’invasion russe par l’Afrique du Sud, il n’est pas courant de croiser le discours de Freeman Bhengu dans les townships comme Soweto. « Le chômage atteint des sommets, les gens ont faim, nous avons des coupures de courant sans arrêt... Les gens ne pensent pas à l’Ukraine, ils se demandent plutôt ce qu’ils vont manger ce soir », reconnaît le militant.
Sur les réseaux sociaux, à l’inverse, les comptes prorusses ne manquent pas. Dans une récente tribune, l’ambassadrice d’Ukraine en Afrique du Sud, Liubov Abravitova, s’est dite « horrifiée » par les « centaines d’émojis hilares et les commentaires faisant l’éloge de Poutine et de ses hordes » sous les articles évoquant la guerre. Elle y voit le résultat de la propagande russe. « Je crois que ça influence certains pans de la population qui ne peuvent pas ou ne veulent pas faire leurs propres recherches et vérifier ce qu’ils lisent », ajoute-t-elle dans un entretien téléphonique.
Projets de représentations diplomatiques
En réponse, l’ambassadrice donne de la voix. Chaque semaine, elle publie une tribune sur le site d’investigation sud-africain Daily Maverick. « L’idée est d’attirer l’attention des Sud-Africains sur ce que ressentent les Ukrainiens et les histoires qui sont déterrées quand nous reprenons des territoires », explique-t-elle. « Aussi paradoxal que ça puisse paraître, cette agression a “aidé” les Africains à comprendre que l’Ukraine est un pays souverain qui a des relations historiques anciennes avec l’Afrique », poursuit Liubov Abravitova.
Kiev a désormais l’ambition de développer ses relations avec le continent. En octobre dernier, le ministre des affaires étrangères, Dmytro Kuleba, s’est rendu au Sénégal, en Côte d’Ivoire et au Ghana où il a annoncé l’ouverture prochaine d’une ambassade. « A terme, le but est d’avoir une représentation diplomatique dans tous les pays du continent », complète Liubov Abravitova. Elle espère également une tournée du ministre des affaires étrangères en Afrique australe dans les mois qui viennent, avec un arrêt à Pretoria, où a été chaleureusement accueilli le ministre des affaires étrangères russes, Sergueï Lavrov, en janvier.
En attendant, Liubov Abravitova souligne que l’Ukraine semble gagner des soutiens sur le continent. Le 23 février, le Sud Soudan, Madagascar et le Maroc ont voté en faveur de la résolution des Nations Unies exigeant le retrait des troupes russes en Ukraine. Lors du premier vote des Nations Unies condamnant l’agression russe, en mars 2022, ces pays s’étaient abstenus ou n’avaient pas voté. L’Afrique du Sud, elle, s’est abstenue.