Guerre en Ukraine : comprendre la bataille de Soledar, verrou du Donbass, dont la Russie revendique la prise
vendredi 13/janvier/2023 - 08:00
Pourquoi une modeste localité désormais en ruine et désertée par sa dizaine de milliers d’habitants est-elle devenue le point focal de cette guerre ? Les raisons sont multiples.
Dans l’est de l’Ukraine, la ville de Soledar, dont les mercenaires russes du groupe Wagner ont annoncé la prise, mardi 10 janvier, est manifestement devenue l’objectif prioritaire des forces russes. Son armée y concentre désormais ses meilleures troupes et d’importants moyens matériels, alors qu’elles étaient auparavant focalisées sur Bakhmout, 10 kilomètres plus au sud, sur la ligne de front. Vendredi, la Russie a revendiqué cette prise après des combats acharnés, avant que l’information soit aussitôt démentie par le porte-parole du commandement est de l’armée ukrainienne.
Sans reconnaître la perte de la ville, les forces ukrainiennes admettent néanmoins y être en grande difficulté. Côté russe, on semblait déterminé à la prendre coûte que coûte, même au prix de très lourdes pertes. Pourquoi cette modeste localité en grande partie rasée, qui comptait à peine 11 000 habitants avant le début du conflit, est-elle devenue tellement importante aux yeux des stratèges de Moscou et des supplétifs de Wagner ? « Tout est complètement détruit. Il n’y a presque plus de vie. Qu’est-ce que la Russie cherche à gagner là-bas ? », s’est lui-même interrogé, lundi, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky.
Après une longue série de défaites, notamment dans les oblasts de Kharkiv et de Kherson, l’armée russe cherche évidemment à arracher enfin une victoire, aussi modeste soit-elle. Elle tentait depuis six mois de s’emparer de Bakhmout, mais les forces ukrainiennes la défendent avec un tel acharnement qu’elle a dû se rabattre sur Soledar. Au-delà de l’enjeu symbolique, la petite localité apparemment insignifiante pourrait jouer un rôle essentiel dans la poursuite de la guerre, et ce pour de multiples raisons, à la fois géographiques, stratégiques, tactiques, voire commerciales et politiques.
Forcer le verrou pour ouvrir la route vers Sloviansk
L’armée russe essuie, depuis le printemps, défaite après défaite. Son objectif n’est plus de mettre Kiev au pas, mais d’éviter l’humiliation en achevant au moins la conquête du Donbass, région très industrialisée qui serait une prise de taille pour Moscou. Le bassin houiller de Donetsk est constitué des oblasts de Louhansk et de Donetsk. La Russie y a reconnu l’indépendance des « républiques populaires » proclamées unilatéralement par des séparatistes prorusses sur place dès 2014, avant de les annexer fin septembre 2022.
Si les forces russes et les séparatistes locaux tiennent la quasi-totalité de celle de Louhansk depuis l’été, l’armée ukrainienne a repris une bonne part de celle de Donetsk, où se trouvent notamment Sloviansk et Kramatorsk, deux villes de plus de 100 000 habitants. La conquête de Soledar leur permettrait non seulement de resserrer le siège de Bakhmout mais également de couper les voies d’approvisionnement des forces ukrainiennes qui la défendent ; elles seraient déjà sous le feu de l’artillerie russe, ce qui pourrait précipiter la chute de la ville. Une fois le verrou de Bakhmout-Soledar forcé, s’ouvre la route de Sloviansk, via Kostiantynivka, Droujkivka et Kramatorsk par l’ouest, ou via Siversk par le nord.
Un objectif militaire, commercial et politique
Si Soledar revêt une telle importance, ce n’est toutefois pas seulement pour sa situation géographique. La ville doit son nom à une mine de sel aujourd’hui abandonnée, qui offre une protection de choix aux combattants et à leur matériel. Ses galeries, qui s’étendent sur 200 kilomètres, courent en outre sous la ligne de front, ce qui permettrait aux Russes de s’infiltrer derrière les lignes ukrainiennes.
Pour Evgueni Prigojine, fondateur du groupe Wagner, la mine aurait, par ailleurs, un intérêt commercial, tout comme les gisements de gypse du secteur. L’homme d’affaires, qui a déjà chargé ses mercenaires de s’emparer de sites miniers au Soudan, en Centrafrique et au Mali pour les exploiter à son profit, affirmait, lundi, que celle de Soledar serait « la cerise sur le gâteau ». Ce « réseau de villes souterraines » situées à une centaine de mètres de profondeur, où seraient, selon lui, entreposées quantité d’armes de la première guerre mondiale, constitue des « défenses uniques et historiques », a-t-il souligné, le 7 janvier, pour en justifier la prise.
Sur le plan politique, en prendre possession lui permettrait enfin de se prévaloir du haut fait que l’armée russe cherche vainement à obtenir et de marquer un point crucial dans sa lutte d’influence avec le duo Sergueï Choïgou-Valéri Guerassimov, ministre de la défense et chef de l’état-major, de plus en plus contesté du fait de la multiplication des revers militaires. Signe que le crédit du second n’est pas complètement épuisé, il vient de prendre le commandement des effectifs déployés en Ukraine.
« Fixer » les forces ukrainiennes, un impératif de plus en plus pressant
La détermination d’Evgueni Prigojine est telle qu’il n’hésite pas à sacrifier ses hommes en grand nombre. « Après l’échec d’une tentative de conquête de Soledar, l’ennemi s’est retiré, s’est regroupé, a regarni ses rangs et a changé de tactique pour lancer un nouvel assaut de grande envergure », a résumé la vice-ministre de la défense ukrainienne. Dorénavant, a ajouté Hanna Maliar, « l’ennemi marche littéralement sur les corps de ses propres soldats ». A l’image des bataillons de refuzniks, les objecteurs de conscience, que l’Armée rouge utilisait comme chair à canon pendant la seconde guerre mondiale, les troupes d’assaut seraient notamment constituées de prisonniers de droit commun graciés en échange de leur engagement dans la milice, dont l’espérance de vie est très réduite.
Les mercenaires de Wagner contraignent ainsi l’armée ukrainienne à maintenir des effectifs et des moyens matériels importants à Bakhmout et à Soledar. Accaparées par la défense de cette zone éminemment stratégique pour le sort du Donbass, les forces gouvernementales ne peuvent reprendre l’initiative sur d’autres fronts. A l’image de la bataille de Verdun en 1916, la bataille a ramené le conflit à la guerre de position, qui prévalait cet été, avant les contre-offensives de Kharkiv et de Kherson.