Au Soudan du Sud, la fierté de travailler dans la première fabrique de produits en cuir du pays
mercredi 11/janvier/2023 - 07:56
Sandales, bottes de sécurité, chaussures pour enfants, ceintures, sacs, sacoches… L’entreprise Mayo Leather en produit depuis mai 2022.
Les machines à coudre sont encore sous leurs housses. On balaie le sol, on dépoussière l’atelier où d’imposants rouleaux de cuir côtoient de grands sacs remplis de semelles et de moules en forme de pieds. Dans la chaleur de début janvier à Juba, la capitale du Soudan du Sud, c’est la reprise du travail à Mayo Leather, la première (et l’unique) entreprise de fabrication de produits en cuir du pays. Fines sandales, épaisses bottes de sécurité, robustes chaussures pour enfants, porte-outils, ceintures, sacs et sacoches…
A côté des étagères contenant les nombreux instruments et pièces en métal nécessaires aux finitions, un grand mur expose toute la gamme des créations de cette entreprise établie en 2018, mais qui n’a commencé ses activités de production qu’en mai 2022. Il y a même un prototype de bottes aux couleurs du drapeau sud-soudanais, comme pour prouver la validité du slogan de l’établissement : « You Think it, We Make it » (« Vous y pensez, nous le faisons »).
Si de telles productions sur-mesure sont possibles, c’est surtout la fabrication massive de certains modèles qui occupe les huit employés permanents de la structure, renforcés en cas de grosses commandes par des travailleurs journaliers. Comme par exemple lorsqu’un homme d’affaires veut 2 000 paires pour écoliers en fin d’année dernière – le genre de marché que le fondateur de Mayo Leather, Abui Alfred, 40 ans, espère renouveler à l’avenir. Car chausser décemment les enfants allant à l’école est le créneau qui lui tient le plus à cœur.
L’entrepreneur assure vouloir « promouvoir l’éducation des enfants et la culture du port de l’uniforme, qui favorise l’égalité et le développement de la confiance en soi des écoliers. On leur demande de porter des chaussures noires, sans plus de détails… et nous, nous leur fournissons des chaussures durables et confortables ».
« L’énorme potentiel » du pays
Formé en Afrique du Sud à la International School Of Tanning Technology, il dit avoir eu là-bas « l’inspiration de créer quelque chose qui n’existait pas au Soudan du Sud ». Grâce à ses économies et aux contacts établis lors de sa formation, il a réussi à faire l’acquisition de machines d’occasion en bon état et a créé cet atelier de toutes pièces, sur un terrain lui appartenant.
« Nous ne faisons que démarrer par une petite partie de la chaîne de production du cuir », admet-il, puisqu’il n’y a pas de tannerie au Soudan du Sud. L’initiateur de Mayo Leather, qui veut croire qu’ « avoir du ‘“Made in South Sudan” est possible » et que « nous ne sommes pas condamnés à tout importer », doit pour l’instant se résoudre à acheminer sa matière première, le cuir, depuis le Kenya voisin.
Et ce alors que le Soudan du Sud comptait plus de 36 millions de vaches, moutons et chèvres en 2015, selon un site dédié à l’industrie du cuir en Afrique de l’Est, qui ne manque pas de relever « l’énorme potentiel » du pays dans le secteur. Des Kényans et des Ougandais ont d’ailleurs mis la main sur l’exportation des peaux depuis le Soudan du Sud vers leurs terres natales, où des tanneries existent, peaux qu’ils exportent pour la somme de 5 dollars l’unité. Une activité commerciale qui aurait généré, pour la seule année 2013, plus de 9 millions de dollars de revenus. « Une perte, un manque à gagner énorme », déplore Abui Alfred, qui espère à l’avenir établir l’industrie de la tannerie dans le pays.
Mais, pour cela, encore faut-il développer les affaires, trouver un marché. Les souliers d’écoliers de Mayo Leather sont vendus à un prix ne devant pas excéder 35 dollars la paire. Mais ce prix ne reste-t-il pas rédhibitoire, dans un pays où les trois quarts de la population n’ont pas de quoi se nourrir ? « Nous espérons trouver des partenaires privés pour soutenir le projet à travers des fonds dédiés à la Responsabilité sociale des entreprises », explique le patron. « Nous pouvons aussi proposer d’étaler le paiement sur plusieurs mois, surtout si l’achat est fait par une école directement », ajoute-t-il.
Force physique et précision technique
Marquant une pause entre deux coups de pinceau pour encoller une semelle, Younis Aba, un employé, est convaincu que le marché va se développer. « Les chaussures en plastique ne sont pas chères, c’est vrai, mais il faut en racheter trois fois pendant l’année scolaire, parce qu’elles se cassent vite, alors que celles-ci peuvent durer quatre, cinq ans ! », assure-t-il. « Donc, quand le pied grandit, l’enfant peut donner les chaussures à son petit frère ou à sa petite sœur, ça fait faire des économies au bout du compte ! », lance-t-il.
D’abord uniquement en charge de la sécurité de l’atelier, où il habite, il s’est pris d’intérêt pour ce métier totalement nouveau ici au Soudan du Sud et a demandé à être formé. C’est le cas de plusieurs autres employés de l’entreprise, d’abord recrutés pendant la construction des locaux, courant 2021, puis ayant manifesté leur intérêt à rejoindre l’aventure et apprendre la fabrication de chaussures en cuir à la main.
« Nous sommes fiers d’être les premiers Sud-Soudanais à acquérir ce savoir », témoigne Onyango Emmanuel, au départ embauché comme maçon et aujourd’hui membre qualifié de l’équipe. Idem pour Albino Oba, qui dit avoir mis « deux ou trois mois » avant de maîtriser le montage des chaussures, étape cruciale de la fabrication qui consiste à modeler le dessus de la chaussure, fait de morceaux de cuir préalablement cousus, sur un moule en forme de pied, auquel la semelle intérieure a été clouée.
Un savoir-faire requérant à la fois force physique et précision technique, que l’artisan effectue avec application jusqu’à ce que la chaussure ait pris forme et puisse être assemblée avec sa semelle extérieure. Enfin, cirages et vernis sont appliqués pour donner au produit sa touche finale et sa résistance.
Ce travail, Albino Oba ne le lâcherait pour rien au monde, même si la paie est modeste : quelque 100 dollars par mois. « Au moins, nous sommes payés tous les mois » précise-t-il, lui qui avait du mal à subvenir aux besoins de sa famille avec les emplois journaliers dans la construction. La vingtaine, Mary Ina sait quant à elle dessiner les patrons, découper le cuir et coudre les dessus des chaussures. Initialement embauchée comme cuisinière, elle a, elle aussi, demandé à apprendre le métier et rejoindre le projet. « Je mets de l’argent de côté pour reprendre mes études », confie-t-elle, persuadée que cette expérience et les compétences acquises lui serviront à l’avenir, « peut-être pour ouvrir un magasin à moi », imagine-t-elle.