Remadji Hoinathy : « Au Tchad, la France ne semble entendre rien d’autre que le maintien de la stabilité »
mercredi 28/décembre/2022 - 10:23
« De Dakar à Djibouti, radioscopie de la relation Afrique-France » (8). Pour l’anthropologue tchadien, il faut dépasser la « conception mécanique » selon laquelle son pays est « sur le fil du rasoir » et « peut à tout moment basculer ».
Quel est votre premier souvenir d’un contact avec la France ?
Mon souvenir le plus vivace est celui d’une amitié avec deux jeunes professeurs envoyés comme volontaires dans le collège où je me trouvais en quatrième, en 1993-1994. Le collège Charles-Lwanga était un établissement jésuite à Sarh. L’un enseignait l’histoire-géographie et le français ; l’autre, les mathématiques. Nous avons eu une amitié qui est allée au-delà de l’enseignement. Ils nous parlaient, à moi et à mon cousin, de la France telle qu’elle est réellement. Ils sont venus nous voir en famille. Cela fut le premier contact direct avec des gens venus de France et vivant dans nos conditions.
Et votre premier voyage en France ?
Je n’étais pas directement venu en France, mais en Allemagne, pour m’inscrire en thèse d’anthropologie. J’y suis resté un mois et, sur le retour, j’ai tenu à changer mon billet pour passer par Paris. Ce n’était pas fortuit. Je voulais voir la capitale afin de visiter tous ces monuments dont j’avais entendu parler. Mais aussi parce que, comme tout jeune ayant grandi dans un pays francophone, j’avais cette image romantique de la France. Nos cours d’histoire, de littérature nous ramènent à la France, et même lorsque l’on parle de littérature africaine, c’est à Paris qu’ont étudié et prospéré les tenants de la négritude. C’était aussi l’occasion de voir une tante qui est installée à Argenteuil, en banlieue parisienne, et des amis.
Au Tchad peut-être un peu plus qu’ailleurs, la France demeure un acteur politique majeur. Comment l’avez-vous vu évoluer au fil du temps ?
Plus on avance dans la vie, plus on comprend certaines choses, et plus on change sa perception. Au début de mes études supérieures, j’ai commencé à voir plus clairement les rapports de longue date qui existent entre la France et le Tchad. Ce sont des rapports très sinueux, avec des changements de caps sur les personnalités à soutenir, mais avec une continuité, celle de la défense des intérêts français et des hommes qui peuvent la garantir. Peu importe que cela entraîne des changements d’alliance. Par exemple, elle a appuyé le régime de François Tombalbaye [président de 1960 à 1975] dans sa lutte contre différentes rébellions, avant de l’abandonner. C’est aussi ce qu’elle a fait plus tard avec Hissène Habré, en le lâchant progressivement au profit d’Idriss Déby.
« La France soutient ici un régime qui théâtralise la vie démocratique, sans jamais la réaliser »
A partir d’Idriss Déby, l’agenda politique de la France n’a plus changé et s’est concentré sur la stabilité. Sourde et aveugle, la France ne semble entendre rien d’autre ici que le maintien de cette stabilité, quel qu’en soit le prix. On a l’impression que le discours de La Baule [prononcé en 1990 par François Mitterrand] sur la nécessité pour les partenaires africains de se démocratiser, ne s’adressait pas au Tchad. La France soutient ici un régime qui théâtralise la vie démocratique, sans jamais la réaliser. Cela n’exclut pas cependant d’autres formes de relations à travers la coopération culturelle, universitaire et académique, qui n’est pas négligeable. Il y a également les projets de l’Agence française de développement (AFD), qui sont importants pour le pays. C’est le paradoxe d’un partenaire aussi important, qui investit sur place mais sans agenda clair en termes de démocratie et de droits humains.
Quand Emmanuel Macron se rend aux obsèques d’Idriss Déby, en avril 2021, vous voyez cela comme une marque de fidélité nécessaire à un allié ou comme l’adoubement d’une formule de succession dynastique ?
Au niveau symbolique, ce voyage était malheureusement catastrophique pour l’image de la France, surtout au sein de la jeunesse tchadienne et d’une partie de l’opinion publique africaine. Au nom de la bonne coopération entre les deux pays dans les opérations militaires, il était important pour Emmanuel Macron de venir aux obsèques d’un partenaire aussi proche. Il était aussi important de venir prendre le pouls de la situation sur place et de veiller à accompagner la transition pour qu’elle aille dans le sens de ce qu’espèrent les Tchadiens.
Mais cette sortie a été ratée parce qu’une fois de plus Emmanuel Macron est venu répéter que la stabilité sera l’agenda principal et que cela passe par le maintien de ceux qui se sont aussitôt installés au pouvoir [après la mort d’Idriss Déby au combat]. Paris a toujours le sentiment que notre pays est sur le fil du rasoir, qu’il peut à tout moment basculer et qu’il faut donc des régimes et des hommes forts, au détriment d’institutions fortes. Il faudrait dépasser cette conception mécanique.
Pensez-vous qu’après la répression du 20 octobre, qui selon un bilan officiel a fait une cinquantaine de morts, Paris a eu la bonne réponse ?
La condamnation n’a pas été assez forte. Je ne dis pas que la France soutient ce qui s’est passé, mais, en termes de communication, elle est une nouvelle fois passée à côté. Quand je dis « condamnation », ce n’est pas forcément pointer du doigt qui que ce soit, car il y a eu des dérapages importants des forces de l’ordre et, dans une certaine mesure, des manifestants. Mais les mots n’étaient pas à la hauteur de ce qui s’est passé et n’insistaient pas suffisamment sur la nécessité des parties d’apaiser la situation, d’établir les responsabilités et de revenir à la table de négociations.
La politique de la France au Tchad, et plus largement sur le continent, vous semble-t-elle aujourd’hui prisonnière de sa peur de perdre ses zones d’influence ?
Au Tchad, Paris ne défend pas des intérêts économiques, mais géostratégiques. Cette logique se renforce alors que se balade un peu partout en Afrique le spectre russe. Au Tchad, il est à la porte sud, en Centrafrique. La conséquence est que cela renforce le soutien plus ou moins aveugle à des régimes qui ont compris qu’il est utile d’avoir des jokers dans leur jeu. Aujourd’hui, le joker est de menacer de se tourner vers les Russes. Cela nous ramène à certaines pratiques de la guerre froide : soutenez-moi ou je bascule. Malheureusement, j’ai l’impression que la France est trop sensible à cette menace.
Comment souhaiteriez-vous voir évoluer la politique française à l’égard du Tchad en 2023 ?
Je dirais un effort de recentrage sur les questions de démocratie et de droits humains. Soutenir la stabilité d’un point de vue simplement militaire et sécuritaire, faire des projets de développement dans les domaines de l’agriculture et de la santé, appuyer l’enseignement supérieur ne suffit pas à sortir un pays de l’ornière ou à faire rayonner l’image de la France comme un pays de droits de l’homme si, chez ses partenaires, elle est incapable de regarder comment la démocratie fonctionne. Ce qui est attendu, c’est vraiment un mouvement permettant à la France de ne pas être seulement l’amie des régimes qui se succèdent au Tchad, mais aussi l’amie des Tchadiens en tant que nation.