Publié par CEMO Centre - Paris
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Tanella Boni : « Les Français ne sont pas prêts à renouveler leur regard sur l’Afrique »

samedi 24/décembre/2022 - 02:57
La Reference
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 « De Dakar à Djibouti, radioscopie de la relation Afrique-France » (5). L’écrivaine ivoirienne appelle à des relations « équilibrées », débarrassées de la condescendance, du racisme et des préjugés. 
Romancière, philosophe, poète, professeure émérite à l’université Félix-Houphouët-Boigny d’Abidjan… L’ivoirienne Tanella Boni est une observatrice prolixe de la réalité de ses concitoyens.
A côté d’une production académique, elle se penche aussi sur des faits d’actualité, comme en témoigne son dernier roman, Sans parole ni poignée de main (Nimba Editions), qui revient sur le scandale des déchets toxiques qui a ébranlé la Côte d’Ivoire en 2006.
Quel est le premier contact avec la France dont vous vous souvenez ?
Tanella Boni Ce n’est pas le premier contact, car au collège au moins 90 % de mes professeurs étaient français, mais voici le premier souvenir qui me revient : je devais avoir une quinzaine d’années lorsque j’ai reçu un prix au lycée, qui m’a permis de faire mon premier voyage en France.
C’était la première fois que je prenais l’avion et je suis arrivée à Paris avec un certain nombre d’Africains venant du Sénégal, de Madagascar, du Niger, du Bénin – qui était à l’époque le Dahomey. Nous avons été accueillis par des Français, mais aussi par des moniteurs africains avec qui je n’ai pas perdu le contact depuis. Je parle de cette expérience, faite pour que les uns et les autres se rencontrent, car je pense que cela manque aujourd’hui aux jeunes. En fait, c’est en France que je me suis ouverte au reste de l’Afrique.
Dans cette Côte d’Ivoire tout juste indépendante des années 1960, quel regard portiez-vous sur ces Français toujours très présents ?
Ils étaient partout, mais je dois dire que si j’ai connu la France in situ à 15 ans, elle était déjà dans les récits de mon père lors de ma petite enfance. Il avait fait la seconde guerre mondiale, avait vécu en France, s’y était fait des amitiés, était revenu avec quelques habitudes, comme le goût du vin, et a su nous inculquer le goût de ce pays en nous laissant libres d’y faire notre propre expérience.
La Côte d’Ivoire et la France entretiennent une relation particulière. Comment la décririez-vous aujourd’hui ?
Politiquement, on a l’impression que tout va bien. Emmanuel Macron, ses ministres viennent régulièrement. C’est un pays où les Français se sentent bien malgré les violences de 2002 [après le déclenchement de la rébellion, la France s’interposa entre les deux camps plutôt que de se ranger derrière le président Laurent Gbagbo], puis de novembre 2004 [de nombreux intérêts français furent vandalisés après la destruction de l’aviation ivoirienne par l’armée française suite au bombardement de l’enclave française de Bouaké].
Cependant, il me semble que les relations ne sont plus réellement ce qu’elles étaient, pour la bonne raison que la Côte d’Ivoire s’est tournée vers d’autres pays comme la Chine, les pays arabes, la Corée du Sud. La France n’est plus seule en Côte d’Ivoire.
A un moment où l’on parle beaucoup de contestation de la politique française en Afrique, pensez-vous que la Côte d’Ivoire a ouvert la voie à cette mise en cause ?
On se souvient de la formule apparue en 2003-2004 : « A chacun son Français. » Des Jeunes patriotes [du mouvement de Charles Blé Goudé] se livrent alors à des attaques contre le Centre culturel français et le lycée Mermoz à Abidjan. Même s’ils pouvaient être manipulés par le régime, ces jeunes expriment alors un ras-le-bol. Aujourd’hui, ils ne semblent plus dans le même état d’esprit, ou alors ils ne le manifestent pas ouvertement.
« La loi française sur les frais d’études a fait l’effet d’une douche froide en Afrique »
Une distance s’est installée. On sait que si on leur demande de choisir parmi des pays étrangers pour leurs études, la France ne viendra plus forcément en première place. Je pense que le fantasme s’est déplacé, vers l’Amérique et le Canada. Cela a été renforcé par la loi en France sur les frais d’études, qui a fait l’effet d’une douche froide en Afrique. Désormais, les jeunes Ivoiriens, même s’ils sont binationaux, ne sont pas sûrs qu’ils pourront trouver leur place en France. On peut d’ailleurs se demander si la France a encore besoin des Africains, car il y a ici toujours une suspicion qui pèse sur eux.
Depuis son accession au pouvoir, Emmanuel Macron dit essayer de renouveler les relations entre l’Afrique et la France. Notez-vous un changement ?
Le président Macron fait des efforts, par exemple sur la question des restitutions. Il y a un certain nombre de choses en marche, mais je me demande si les Français eux-mêmes l’entendent de la même oreille. Je crois qu’ils ne sont pas prêts à renouveler leur regard, et pas seulement ceux qui se situent politiquement aux extrêmes. Sont-ils prêts à changer d’état d’esprit ? Mettre un terme à la condescendance, au rejet de l’autre ? On dira toujours que le racisme n’existe pas, mais il est dans les actes, les mots, les attitudes.
Cependant, le changement doit aussi venir des pays africains. Sommes-nous prêts à être responsables de nous-mêmes ? Le Mali, la Centrafrique, le Burkina Faso disent : « On ne veut plus des Français », mais se jettent en même temps dans la gueule d’un ours venu du grand froid. Si l’on ne veut plus des Français, c’est tout à fait louable, mais alors il faut se donner les moyens d’être pleinement libres. Au moment où nous nous sentons indésirables en France, nous peinons à être véritablement nous-mêmes.
Quels actes pourraient donner un souffle nouveau à cette relation ?
Il faut d’abord que les relations soient équilibrées et cela suppose de faire confiance aux Africains, de déconstruire les préjugés. Ce travail doit être mené de part et d’autre. Si la France apporte sa langue, sa culture et des valeurs, l’Afrique a aussi des valeurs et connaissances à apporter. Nos savoirs et nos savoir-faire doivent circuler.
Comment souhaiteriez-vous voir évoluer la relation franco-africaine en 2023 ?
Je parle souvent de l’éducation, qui passe évidemment par la langue. La langue française est en perte de vitesse en Afrique et peut-être faudrait-il se saisir de cette évolution pour développer ou même ressusciter certaines langues africaines. Cela participerait d’un rééquilibrage.
Je suis favorable à ce que nous ne laissions pas mourir nos langues et que, dans le même temps, soit assuré l’enseignement d’un français de bonne qualité. Avoir une identité forte n’est pas synonyme de repli. Etre conscient de ses propres valeurs, c’est avoir une « tête bien faite » afin de pouvoir résister au regard suspicieux de l’autre.

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