“L’UE est incapable d’adapter son rythme de décision face à Daech ! »
dimanche 02/octobre/2022 - 03:10
Depuis plus d’un an, Daech est en perte de vitesse, selon un rapport parlementaire. Mais comment venir à bout des lenteurs qui empêchent encore de lutter efficacement ? Alors que les Editions des Equateurs publient ce rapport, son président, le député des Yvelines Jean-Frédéric Poisson, répond à ces interrogations.
Ce jeudi 25 août, un rapport de l’Assemblée nationale doit être publié en format papier par les Editions des Equateurs. Présenté le 20 juillet dernier par le député PS Kader Arif, il est le résultat de la mission d’information sur les moyens de Daech, présidée par le président du Parti chrétien-démocrate, Jean-Frédéric Poisson.
Cette mission d’information a été lancée en décembre dernier, à la suite de rumeurs affirmant « qu’un certain nombre d’organisations européennes, sinon des Etats, achetaient du pétrole à Daech », se remémore Jean-Frédéric Poisson. Les députés ont investigué pendant six mois, et auditionné près d’une centaine de personnes.
Pour en rajouter à ces graves allégations, Le Monde publie, le 21 juin dernier, une enquête accusant le cimentier français Lafarge d’avoir « indirectement – et peut-être à son insu – financé les djihadistes de l’EI pendant un peu plus d’un an, entre le printemps 2013 et la fin de l’été 2014 » en tentant « coûte que coûte » à continuer d’exploiter une cimenterie à Jalabiya, en Syrie. Un mois plus tard, le rapport est formel : « Les Etats européens ne participent pas au financement de Daech ». La société Lafarge est également blanchie et les individus dont « le comportement a alimenté les soupçons » ont été licenciés.
Daech fortement affaibli
Le rapport démontre par ailleurs que Daech est fortement affaibli depuis les attaques de la coalition internationale et sa perte de territoires. « De proto-État, Daech semble se transformer en organisation criminelle et mafieuse », percevant des taxes grâce au trafic d’œuvres d’art, au racket, au kidnapping et au commerce sexuel.
Pour lutter efficacement contre Daech, le président de cette mission d’information considère que « le combat militaire contre le califat doit être mené à son terme », c’est-à-dire jusqu’à la prise de la ville de Mossoul, en Irak. Celui qui est aussi candidat de la primaire à droite juge que la résolution des problèmes dans cette zone doit se faire avec Bachar al-Assad, contrairement à la position du gouvernement français. Il s’est d’ailleurs rendu deux fois en Syrie, en juillet et en octobre 2015, où il a rencontré plusieurs membres du pouvoir syrien, et notamment Bachar al-Assad lui-même, à deux reprises, ce qui lui a valu de nombreuses critiques. On retrouve ces entretiens dans son livre Notre sang vaut moins cher que leur pétrole.
En dehors du combat militaire, quelles mesures préconise le rapport pour faire reculer l’organisation terroriste ? Quels en sont les blocages ?
Votre rapport constate l’effondrement des ressources de Daech en hydrocarbures. Qu’est-ce qui a été fait et qui continue d’être fait pour éradiquer cette production ainsi que son acheminement ?
Jean-Frédéric Poisson – Ce qui a été fait, c’est un ensemble d’interventions militaires – tardives – sur des lieux de production qui n’ont démarré qu’en septembre 2015. Aujourd’hui que la production s’est ralentie, le pétrole n’est plus un sujet prioritaire en termes de ressources, et il vaut probablement mieux bombarder les positions militaires de Daech que les camions-citernes un par un.
Pour réduire les risques de financements étrangers, évalués à 5 millions de dollars par an, vous préconisez de contrôler les flux d’argent liquide en Europe et plafonner les cartes prépayées. Qu’en est-il pour le moment ?
Aujourd’hui, il est très facile de faire entrer de l’argent en Europe de manière assez massive puisqu’il n’y a pas de limitation quant aux sommes d’argent : vous êtes obligé-e de déclarer une somme supérieure à 10 000 euros, mais il n’y a pas d’obligation de justifier l’origine des fonds, de tracer ces fortes sommes, ni de justifier de leur utilisation. Quand on sait que pour organiser les attentats du Bataclan, il faut 30 000 euros, et 20 000 pour ceux de Bruxelles, vous voyez les dégâts que ça peut entraîner…
Une législation sur la circulation de l’argent liquide est donc nécessaire. Elle existe déjà en Europe par le système TRACFIN et la lutte contre le blanchiment, mais quand on vient d’un pays qui est en dehors de l’espace européen, un tel système n’existe pas. On a été très rassurés – je dis ça de manière ironique – en rencontrant les services européens puisqu’on nous a dit qu’une directive était en préparation, et le directeur-adjoint de la justice de l’UE nous a dit que ça prendrait environ dix-huit mois… Le rythme auquel on légifère est très différent de celui auquel les terroristes agissent. En dix-huit mois, on a le temps de tuer combien de personnes quand on s’appelle Daech ? Cela frise l’impuissance ! Dans cette forme, l’UE est incapable d’adapter son rythme de travail et de décision au terrorisme, parce qu’il n’y a pas de volonté politique.
Quant aux cartes prépayées, la France a pris des dispositions : vous ne pouvez pas avoir des cartes de crédit prépayées avec des capacités de retrait au-delà de 300 euros. En revanche, des banques étrangères – colombiennes, par exemple – délivrent des cartes prépayées qui peuvent contenir jusqu’à un million de dollars, que vous pouvez retirer aux guichets des banques françaises. Là encore, il y a certainement une législation interbancaire à imaginer, ou en tout cas une limitation par les banques françaises. Mais quand vous interrogez les autorités bancaires sur ce sujet, elles vous répondent que, dans la mesure où les cartes prépayées constituent des perspectives de développement économique intéressantes, elles n’ont pas l’intention de restreindre les capacités de retrait de ces cartes étrangères.
Autre ressource, dont l’enjeu est davantage culturel qu’économique : le trafic d’œuvres d’art. Vous proposez de « mettre en place, au moins à l’échelle européenne, une base de données unique des biens culturels ». Pourquoi une telle base n’existe-t-elle pas déjà ?
Le marché des œuvres d’art est très structuré : on connaît les pièces, il y a des experts de tous les côtés qui peuvent dire instantanément d’où vient chaque pièce, combien elle vaut et où elle a été pillée. La difficulté, c’est la surveillance de leur circuit et surtout le fait qu’on estime à quatre ou cinq ans le temps qui sépare le moment où on retire une œuvre d’art du site dans lequel on l’a volée et sa réapparition sur le marché clandestin. Ce qui empêche aujourd’hui une telle base de données, c’est simplement l’inertie de la législation de chacun des Etats membres.
Si la plupart de vos propositions concernent l’UE, l’une d’elles en appelle à la communauté internationale : le retour des combattants djihadistes dans leur pays d’origine. Pourquoi ce problème doit-il, selon vous, être pris en charge par l’ONU ?
Nous ne sommes pas allés très loin dans cette préconisation parce que le sujet est complexe. Idéalement, d’ailleurs, pour ces combattants-là, le mieux pour tout le monde serait qu’ils ne reviennent pas. Le droit international doit prendre des dispositions qui clarifient la manière dont nous traitons ces personnes, c’est-à-dire inventer un statut qui permette d’alléger ou de décharger les Etats d’origine de ces combattants de leur responsabilité à l’égard de leurs propres ressortissants.
Parmi les membres de cette mission d’information, vous êtes plusieurs à vous être exprimés de manière virulente contre les géants du web, qui ne luttent pas assez efficacement pour supprimer les comptes et les contenus terroriste ou pro-Daech. Qu’est-ce qui bloque ? Et comment les responsabiliser ?
Facebook, Google et Twitter raisonnent à partir du Premier amendement de la Constitution américaine, c’est-à-dire la liberté totale d’expression – ce qui n’est évidemment pas le cadre pénal dans lequel les activités terroristes doivent être surveillées en France. Par ailleurs, on est dans une situation de guerre, ce que les Etats-Unis ne connaissent pas, en tout cas pas sur leur territoire. Il y a 1 500 djihadistes français pour 66 millions d’habitants contre 200 djihadistes sur 319 millions d’habitants. Ensuite, nous constatons une grande négligence : Twitter n’emploie moins de cent personnes pour surveiller les plus de 300 millions de comptes, ce qui est évidemment insuffisant. Quant à Facebook, si vous vous amusez à publier une photo d’une femme nue, elle va y rester deux minutes alors que, quand l’assassin de Magnanville s’est filmé après avoir tué les deux policiers, la vidéo est restée onze heures…
Il faut responsabiliser les fournisseurs d’accès une fois pour toutes. Ils ont les moyens techniques de bloquer rapidement les contenus illicites, il faut qu’ils les mettent en œuvre. S’il faut faire des lois, on en fera ! Par exemple, il y existe un système de signalement qui s’appelle PHAROS : on peut commencer par comptabiliser le temps entre le moment où un compte est signalé sur PHAROS et le moment où il est effectivement détruit par les autorités de contrôle des opérateurs, et chaque heure qui passe pourrait sanctionner l’entreprise à 1 000 euros d’amende. En revanche, je ne suis pas favorable, par exemple, à l’extension du rôle du CSA à internet, ni à la mise en place d’une police de l’internet. C’est aux opérateurs eux-mêmes de se responsabiliser. »