La Russie face à l'élargissement de l'OTAN
vendredi 25/mars/2022 - 06:17
Selon Vladimir Poutine, l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes est justifiée par la menace que représente l’OTAN. Toutefois, les élargissements successifs de l’OTAN vers l’Est ne sont-ils pas davantage le révélateur de la perte du statut de grande puissance de la Russie qu’une provocation des Occidentaux ?
L’article 10 du traité de Washington (1949) dispose : "Les parties peuvent, par accord unanime, inviter à accéder au Traité tout autre État européen susceptible de favoriser le développement des principes du présent Traité et de contribuer à la sécurité de la région de l’Atlantique Nord." Il existe ainsi trois conditions à l’élargissement de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) :
• le consensus entre pays membres doit être obtenu ;
• les candidats doivent apporter une contribution positive à l’Alliance atlantique ;
• seuls des "États européens" peuvent candidater.
En dépit de ces conditions restrictives, l’histoire de l’OTAN est celle d’une suite d’élargissements.
Depuis 1949, huit vagues successives ont eu lieu, faisant passer le nombre d’États membres de l’Organisation de douze à trente. Vinrent d’abord s’adjoindre la Grèce et la Turquie (1952), puis l’Allemagne fédérale (1955) et, plus tard, l’Espagne (1982). Intervenant juste avant la fin de la guerre de Corée, le premier élargissement présenta l’avantage de consolider l’appartenance des deux pays concernés au camp occidental, de défendre le flanc sud-est de l’Europe au plus près de la frontière soviétique, et de pouvoir contrer d’éventuelles initiatives soviétiques au Moyen-Orient – par la mise en place d’une continuité territoriale avec l’Iran, alors allié des États-Unis.
Le deuxième élargissement – qui intervint après l’échec du projet de Communauté européenne de défense (CED), en 1954, – consacra la normalisation de la politique étrangère allemande. Le troisième était souhaité à la fois par le gouvernement espagnol pour, entre autres raisons, se protéger contre les pays d’Afrique du Nord, et par les États-Unis, qui avaient perdu dix ans plus tôt leur base libyenne et permit à l’OTAN d’étendre sa continuité territoriale au Sud-Ouest.
Nombre d’alliés préférant la cohésion à l’élargissement, aucune de ces vagues d’élargissement n’alla sans débat au sein du Conseil de l’Atlantique Nord.
Vers l’Est : un processus qui n’allait pas de soi
L’entrée de pays "d’Europe de l’Est" n’allait pas de soi dans l’immédiat après-guerre froide. À l’époque – l’auteur de ces lignes peut en témoigner à titre personnel –, les gouvernements et les parlementaires de pays non membres de l’OTAN qui évoquaient cette perspective étaient accueillis assez froidement par leurs homologues occidentaux, qui préféraient orienter la discussion vers la possibilité d’élargir l’Europe communautaire (l’Union européenne à partir de 1993). Le seul élargissement de l’OTAN souhaité était alors celui qui concernait l’Allemagne, dont les Länder orientaux furent couverts par la garantie transatlantique dès l’unification d’octobre 1990.
L’élargissement à l’Est résulta de la rencontre d’un désir européen, d’un intérêt de l’Alliance atlantique et d’un leadership américano-germano-polonais.
Désir européen, intérêt atlantique
Pour de "vieilles nations" telles que celles de l’Europe centrale, rejoindre l’OTAN signifiait "retrouver la famille occidentale", à une époque où l’adhésion à l’Union européenne n’apparaissait que comme une lointaine perspective : ses États membres débattaient alors de la priorité à accorder entre "approfondissement" et "élargissement". L’adhésion à l’Union européenne était, il est vrai, plus complexe et plus exigeante que ne l’était l’intégration à l’OTAN.
Et puis, bien sûr, il y avait la garantie américaine. Pour Prague et, surtout, pour Varsovie, seule cette dernière pouvait assurer leur sécurité face à une menace militaire majeure. De ce fait, ce que l’on appelle "élargissement" fut un processus ad intra bien davantage qu’ad extra.
D’autant plus que l’Alliance atlantique ne voyait pas d’avantage militaire à son élargissement à l’Est. Ce dernier signifiait en effet accroître le territoire à défendre tout en faisant entrer des États plus faibles, dont les armées s’étiolaient en dépit de leurs capacités théoriques, et dont les matériels n’étaient pas interopérables avec ceux des forces de l’OTAN.
Mais cette perspective comportait néanmoins trois aspects positifs. D’abord, sécuriser pleinement le territoire allemand en l’enserrant dans un voisinage amical après des siècles de guerre sur le continent. Ensuite, éviter, après la dissolution du pacte de Varsovie à l’été 1991 et alors que les conflits yougoslaves meurtrissaient à nouveau l’Europe, la montée des compétitions stratégiques ainsi que la "renationalisation des politiques de défense". De même cette perspective permettait de garantir le contrôle des forces armées par le pouvoir civil.
Enfin, pour Washington, elle permettait de se doter de nouveaux alliés – qui pouvaient être des clients reconnaissants –, de garantir la place des États-Unis sur le continent face aux velléités – françaises notamment – de construction d’une Europe de la défense indépendante, et de contribuer à l’agrandissement de l’espace libéral. S’y ajoutaient, à titre accessoire, dans le contexte de l’élection présidentielle américaine de 1996, quelques bénéfices électoraux à recueillir du côté des diasporas.
Un leadership américano-germano-polonais
Ainsi, dans les années 1992-1994, la mise en route de l’élargissement à l’Est fut peu ou prou une entreprise américano-germano-polonaise. Au printemps 1992, Varsovie fit de l’entrée dans l’OTAN un objectif essentiel de sa politique étrangère. À l’automne, le principe du soutien à l’élargissement fut adopté par la Maison Blanche. En septembre 1993, un article fondateur parut dans la revue américaine Foreign Affairs, sous la plume de trois experts du think tank Rand Corporation qui travaillaient en étroite coopération avec le Congrès américain et l’administration allemande.
Ce texte militait pour l’entrée de trois ou quatre États d’Europe centrale dans l’OTAN, mais pas nécessairement plus, tout en cherchant les moyens de rassurer Moscou. Dans le même temps, un consensus émergeait à Varsovie autour de l’idée consistant à "entrer dans l’OTAN en premier", l’intégration dans l’Union européenne apparaissant complexe et lointaine. Et dès lors que la Russie manifestait son inconfort à la Pologne, cela ne faisait que renforcer la détermination de Varsovie…
La nouvelle administration Clinton se rangea progressivement à l’idée et, au sommet de l’OTAN de janvier 1994, le principe de l’élargissement à l’Est fut retenu par les Seize. Certains pays, dont la France, ne voyaient alors pas d’un bon œil l’ouverture du processus. L’élection de Jacques Chirac (1995) et l’insistance allemande eurent néanmoins raison des réticences françaises. Finalement, une invitation formelle adressée à la Pologne, à la Hongrie et à la République tchèque fut émise en 1997 – après la réélection en Russie de Boris Eltsine, que Bill Clinton ne voulait pas gêner.
Un processus conditionnel et graduel
L’OTAN de l’après-guerre froide n’a jamais été prête à s’élargir à n’importe quel prix. Des critères plus nombreux et plus précis que ceux de l’article 10 du traité de Washington furent en effet adoptés en 1995 aux termes desquels les candidats devaient désormais "avoir un système politique démocratique fonctionnant bien et reposant sur une économie de marché", "traiter les populations minoritaires de manière équitable", "s’engager à régler les conflits de manière pacifique", "être capables et désireux d’apporter une contribution militaire aux opérations de l’OTAN", et "être attachés au caractère démocratique des relations entre civils et militaires et des structures institutionnelles".
Dans les faits – même si ce n’est pas une condition explicite –, les pays candidats devaient être également prêts à rejoindre la structure militaire intégrée – "Nous ne voulons pas d’autre France", disait-on volontiers dans les couloirs de l’OTAN dans les années 1990, en référence au retrait de la France, par le général de Gaulle, des structures du commandement militaire intégré de l’Alliance en 1966.
Dorénavant, le processus se veut en outre conditionnel et graduel. Depuis 1999, les candidats entament un dialogue intensifié avec l’OTAN puis peuvent se voir proposer le Plan d’action pour l’adhésion, qui lui-même est susceptible de se conclure par l’adhésion.
Après l’entrée des États d’Europe centrale en 1999, l’OTAN s’est ouverte aux pays d’Europe orientale – y compris d’anciennes républiques soviétiques – et des Balkans : en 2004, les trois États baltes – la Lettonie, l'Estonie et la Lituanie, dont l’annexion par l’URSS en 1940 n’avait jamais été reconnue par les pays occidentaux –, la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie ; en 2009, l’Albanie et la Croatie ; en 2017, le Monténégro puis, en 2020, la Macédoine du Nord, une adhésion permise par le compromis trouvé sur le nouveau nom de cet État, dont la Grèce faisait un préalable.
Une promesse non tenue ?
Le récit russe actuel d’une « promesse non tenue » relève d’une reconstruction a posteriori. En 1990, les États-Unis et l’Allemagne promirent à l’Union soviétique que les forces de l’OTAN ne seraient pas stationnées dans les Länder orientaux après l’unification de l’Allemagne (selon le mot célèbre du secrétaire d’État américain James Baker, ces forces "n’avanceraient pas d’un pouce vers l’Est").
Cette promesse fut inscrite dans le traité portant règlement définitif de la question allemande (septembre 1990) qui dispose : "Après l’achèvement du retrait des forces armées soviétiques du territoire de l’actuelle République démocratique allemande et de Berlin, des unités des forces armées allemandes affectées aux structures d’alliance de la même manière que les unités stationnées sur le reste du territoire allemand pourront également stationner dans cette partie de l’Allemagne, bien que sans vecteurs d’armes nucléaires [...]. Des forces armées et des armes nucléaires ou des vecteurs d’armes nucléaires étrangers ne seront pas stationnés dans cette partie de l’Allemagne et n’y seront pas déployés." L’engagement tient toujours.