Publié par CEMO Centre - Paris
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Guerre en Ukraine : comment la Russie se dirige vers une guerre d’usure sanglante

mercredi 09/mars/2022 - 05:16
La Reference
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Près de deux semaines depuis le début de la guerre en Ukraine , les images de quartiers ravagées à Kharkiv ou à Marioupol ravivent les souvenirs d’Alep, en Syrie, ou de Grozny, en Tchétchénie, elles aussi dévastées en leur temps par les bombes russes. Pour les experts en stratégie militaire interrogés par le JDD, ces combats brutaux et ces destructions sont le signe d’une inflexion dans l’approche russe : d’un objectif de défaite rapide de l’Ukraine, Moscou est passé à une guerre d’usure.
Pour le comprendre, il faut revenir sur le plan initial de Moscou. Le 24 février, lorsqu’il annonce une « opération militaire spéciale » en Ukraine, Vladimir Poutine se fixe deux objectifs : « démilitariser » et « dénazifier » l’Ukraine. Traduction : neutraliser l’armée et renverser le régime. Selon ce scénario, « les forces russes devaient décapiter le gouvernement de Kiev, occuper facilement une nation 'reconnaissante', en neutralisant tout au plus quelques bataillons de récalcitrants et contribuer à mettre en place un nouveau pouvoir inféodé à Moscou » appuyé par la Rosgvardia, la garde nationale, détaille Philippe Gros, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique.
« Un dispositif russe en surextension »
Cette stratégie a échoué : l’armée ukrainienne est restée fidèle, le président Zelensky est toujours aux commandes, soutenu par une population qui résiste férocement. « Les Russes ont surestimé leur puissance, sous-estimé les Ukrainiens et la cohésion internationale, analyse Dominique Trinquand, général à la retraite et ancien chef de la mission militaire française à l’ONU. Pour l’instant, Poutine n’a réussi que trois choses : la résurrection de l’Otan, l’accélération européenne et la cohérence de l’Ukraine. »
Logistique, ressources humaines, tactiques… Philippe Gros note « une impréparation totale des Russes au défi d’une opération de combat majeur posé par la nation ukrainienne mobilisée derrière son président ». Résultat : les troupes assaillantes avancent sans afficher de progrès fulgurants. Là où elle avait prévu une opération limitée, « la Russie se retrouve obligée d’improviser une opération de combat majeure aux quatre coins du théâtre ukrainien », avec une multiplication des fronts et « un dispositif russe en surextension ».
« Aujourd’hui, les Russes mettent en place une autre stratégie », relève Dominique Trinquand. Celle-ci passe par une accélération dans le Sud du pays. « Le rouleau compresseur russe est en route pour conquérir tout ce qui se trouve entre le Donbass et la Russie », avec l’objectif de s’emparer du port de Marioupol puis, dans un second temps, de celui d’Odessa. « Ce sont deux poumons économiques, poursuit-il. En les prenant, les Russes asphyxient l’Ukraine. »
Les risques d’une guerre urbaine
Moscou s’engage également dans une guerre urbaine, avec des assauts de grandes villes en perspective, comme à Kiev, la capitale, et Kharkiv, au nord-est. Or, « prendre une ville, c’est extrêmement compliqué », indique Dominique Trinquand. La densité rend les manœuvres complexes. Grâce à sa connaissance du terrain, le défenseur peut plus facilement se déplacer et contrôler des points hauts, comme les immeubles.
Encercler une ville, établir un siège hermétique pour empêcher les sorties et le ravitaillement puis lancer l’assaut implique une supériorité numérique : « Il faut grosso modo un rapport de 1 à 10 pour gagner dans une ville », selon l’expert. « À titre de comparaison, lors de la deuxième invasion de la Tchétchénie, en 2000, les Russes ont envoyé 110 000 hommes, soit pas beaucoup moins que les effectifs déployés en Ukraine actuellement, dont environ 50 000 rien que pour Grozny, une ville de quelques dizaines de milliers d’habitants seulement », rappelle Philippe Gros. Rien à voir avec Kiev, ses 2,9 millions d’habitants et ses milliers de défenseurs prêts à résister.
Problème : les ressources humaines de l’armée russe sont limitées. « L’armée russe actuelle n’est plus l’armée rouge de la guerre froide, Moscou n’a pas beaucoup de réserves opérationnelles, renseigne Philippe Gros. Ces quinze dernières années, les décideurs ont troqué les effectifs pour la modernisation. » Vladimir Poutine peut mobiliser les réservistes – il a promis lundi de ne pas le faire – mais ceux-ci manqueront d’expérience. Des troupes tchétchènes ont également été appelées. Pour le moment, Moscou n’a communiqué qu’une seule fois sur ses pertes, le 2 mars, en déplorant 498 de ses militaires tués. Mais Kiev affirme que plus de 11 000 soldats russes sont morts, et les États-Unis évaluent un bilan de « 2 000 à 4 000 » décès.
Deuxième écueil : la logistique. Une faille structurelle constante, selon les deux experts. « L’armée russe mise énormément sur son artillerie, comme les lance-roquettes ou les canons, mais c’est un cauchemar logistique », explique Philippe Gros. Un exemple : les troupes sont divisées en petites armées, avec une brigade de camions pour chacune. « Pour ravitailler, par exemple, tous les lance-roquettes une seule fois, il faut mobiliser la moitié de ces camions, illustre le chercheur. L’approvisionnement en essence, nourriture, autres munitions est d’autant plus contraint. »
Scénario « à la syrienne »
Ce rapport de force, l’armée ukrainienne l’a bien compris. « Les Ukrainiens ont opté pour une guerre d’embuscade », observe Philippe Gros. Pour les assaillants, cela implique que, même dans les zones passées sous drapeau russe, la résistance continuera et le front sera flou. « Les Ukrainiens paraissent très déterminés à mener une guérilla », appuie Dominique Trinquand. Moscou devra donc laisser des troupes en nombre dans les villes conquises. « Avec 150 000 voire 200 000 hommes comme actuellement, on n’occupe pas un pays comme l’Ukraine, qui est plus grand que la France », explique l’ancien général.

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