Après des années de refus, des interprètes afghans enfin en France
« En deux mois, j’ai vieilli de deux ans », soupire Mohammad, un ancien interprète des forces françaises en Afghanistan, qui sept ans après sa première demande, a été rapatrié en France à la faveur de la prise du pays par les talibans.
Du 15 août, date de la chute de Kaboul, au 26 octobre, lorsqu’il a quitté le pays via le Qatar, ce quadragénaire au français léché raconte avoir vécu dans une peur constante : les nuits sur son toit, à guetter l’arrivée des nouveaux maîtres du pays. Le jour terré chez lui, trop terrorisé pour en sortir.
« Trahison contre l’Islam »
Car avoir aidé la coalition internationale active pendant vingt ans en Afghanistan s’apparente à « une trahison contre l’Islam », ont répété les fondamentalistes début juin, alors qu’ils conquéraient le pays. Les interprètes ne « courront aucun danger » à condition qu’ils « expriment des remords ».
Moins de deux semaines plus tard, la dépouille d’Abdul Basir, un ancien employé des forces françaises, était retrouvée près de Kaboul. Ce père de cinq enfants, abattu par les talibans selon sa famille, avait essuyé deux refus de Paris. L’histoire résonne avec celle de Mohammad, dont les deux requêtes avaient également échoué. Lui voulait mettre sa femme et ses six enfants à l’abri en France après avoir servi de 2007 à 2014 des gendarmes.
L’un d’entre eux, qui a joué un rôle important dans sa récente arrivée dans l’Hexagone, le qualifie d'« auxiliaire précieux » avec « un grand attachement pour la France », dans une attestation sur l’honneur.
Mais malgré l’assassinat ces deux dernières décennies de dizaines de traducteurs ou employés de la coalition internationale ayant œuvré en Afghanistan, la France n’a pas donné suite à son dossier, regrette Mohammad.
Manques de preuves
Sur un millier interprètes, chauffeurs, magasiniers… ayant œuvré pour l’armée française, un peu moins de la moitié avait demandé un visa avant la chute de Kaboul et un quart en avait obtenu un, d’après la ministre des Armées Florence Parly, auditionnée en septembre devant le Sénat.
Les Personnels civils de recrutement local (PCRL) « ne sont pas particulièrement ciblés » et leurs dossiers « reposent sur des allégations fallacieuses ou des fraudes », affirmait en juin l’ambassade de France en Afghanistan dans une fiche leur étant consacrée. « Aucun élément probant » assurait en réponse à plusieurs dossiers le ministère des Armées, opposé à ses anciens salariés devant la justice administrative. « Le niveau de preuve était inatteignable », s’étrangle Antoine Ory, qui défend des dizaines de PCRL.
Des supplétifs afghans reconnaissent pourtant les mensonges de certains de leurs camarades pour rejoindre l’Europe. « Un interprète s’est tiré dessus en faisant croire que c’était les talibans », remarque Mushtaq, qui confie avoir lui-même exagéré les menaces, bien réelles, le concernant. « Tout le monde a fait ça », se justifie ce père de cinq enfants, dont les trois demandes de visa pour lui et sa famille avaient jusqu’alors été rejetées.
« Enfin une volonté politique »
Mushtaq reconnaît qu’il vivait « une belle vie », malgré la peur, en Afghanistan. Et de montrer les photos de sa jolie maison, du magasin qu’il possédait. « Mais j’ai tout laissé. Maintenant, les talibans sont partout dans Kaboul. C’était vraiment devenu trop dangereux. »
Dans les deux semaines suivant la chute de Kaboul, 31 « PCRL » et leurs familles, soit 110 personnes, ont été évacués parmi les 2 600 Afghans accueillis par la France lors du gigantesque point aérien international, selon Paris. Quelques autres ont suivi depuis, dont Mohammad et Mushtaq.
« Il y a enfin eu une volonté politique et des gens sur place pour faire avancer les dossiers », constate Antoine Ory. Des dizaines de supplétifs sont encore coincés en Afghanistan faute d’avoir un passeport leur permettant de voyager.
Angoisse perpétuelle
Tous vivent dans l’angoisse perpétuelle d’être tués par les fondamentalistes, qui depuis leur prise de pouvoir ont assassiné ou fait disparaître des dizaines de leurs anciens opposants malgré l’amnistie qu’ils ont décrétée, affirment les organisations des droits humains. La presse australienne a rapporté en août le meurtre d’un ancien interprète de son armée dans le Sud afghan.
En arrivant en France, « nous nous sommes sentis comme des bébés qui viennent de naître », sourit tristement Mohammad. « Ici, il n’y a pas de menaces. Alors, j’ai emmené mes enfants dans un parc et je leur ai demandé de respirer. À Kaboul, c’était devenu trop difficile. »