Le rôle des renseignements indonésiens dans la lutte contre le terrorisme en Asie du Sud-Est
Hicham Al-Naggar
J’ai participé pendant quatre ans (2012-2016)
à des voyages successifs dans le cadre du programme de l’Agence nationale de
lutte contre le terrorisme en Indonésie, pour dialoguer avec les membres des
groupes extrémistes et les réformer au niveau idéologique, à côté d’un groupe
de penseurs comme Nagueh Ibrahim, fondateur de la Gamaa Islamiya égyptienne, et
de sa méthode de révision idéologique.
J’ai eu le sentiment durant cette expérience
que les renseignements indonésiens avaient été soucieux d’éviter tout impact
d’idées étrangères sur le contexte indonésien, ce qui a permis par la suite
d’empêcher la formation de liens organisationnels étroits entre les islamistes
locaux et les organisations des pays voisins ou de la région arabe.
Le succès de l’expérience de révision
idéologique en Indonésie – surtout pour les groupes locaux dépendant de la
Gamaa Islamiya indonésienne plutôt que pour ceux dépendant d’Al-Qaïda et
ensuite de Daech – s’explique par son lien avec l’expérience égyptienne. C’est
pourquoi les responsables indonésiens ont pensé que le meilleur moyen de
convaincre les adeptes de ce groupe était de passer par les pionniers égyptiens
de la méthode violente, et ils ont donc recouru aux théoriciens des révisions
idéologiques dans le cas égyptien.
En effet, la Gamaa Islamiya indonésienne a
puisé son idéologie élaborée sous le nom de « Principes directeurs pour
l’application de l’islam selon le Coran et la Sunna[38] », devenus par la
suite « Orientations générales de la lutte de la Gamaa islamiya »,
dans le livre « Pacte de l’action islamique » qui comprend la méthode
de travail de la Gamaa Islamiya en Egypte, et qui a été élaborée par ses chefs
en prison en 1985, sous la supervision de son chef spirituel Omar Abdel Rahman.
En effet, Baachir et les djihadistes indonésiens ont été influencés par ce
dernier et par les chefs de la Gamaa égyptienne alors qu’ils se trouvaient avec
eux dans le camp de la Gamaa dans la province de Khost durant la guerre
d’Afghanistan[39].
L’expérience s’est conclue par le repentir de
la plupart des membres de la Gamaa indonésienne, qui visait à créer un Etat
islamique en Indonésie par la force armée[40], puisque sur 3000
membres, 2750 ont rejeté la violence et l’extrémisme et rejoint le courant
nationaliste[41].
Cependant, ce résultat n’a pas été obtenu
sans effort, et les services de sécurité et de renseignements ont contribué à
couper les liens des éléments extrémistes en Indonésie avec Al-Qaïda dans les
pays d’Asie du Sud-Est, pour ensuite rectifier leurs idées et les réadapter à
la société[42].
Parapluie commun
Un débat a eu lieu lors du premier Congrès du
Conseil indonésien des Mudjahidines sur les principes généraux et le plan de
travail, et il a donné lieu au « Pacte de Yogyakarta » qui refuse
toute idéologie opposée à l’islam, et Abou Bakar Baachir (l’un des symboles du
courant djihadiste dans le Sud-Est asiatique) a déclaré à cette occasion que
l’on devait combattre celui qui refusait l’application de la charia[43].
La Gamaa Islamiya indonésienne a généralisé
cette méthode dans le but de créer un Etat islamique avec des branches dans le Sud-Est
asiatique, ce qui a été précisé lors de la première réunion d’Abou Bakar
Baachir après la mort de son camarade Abdullah Sungkar, sous le titre : « La
Ligue des Mudjahidines », qui s’est tenue à Subang Selangor, à côté de la
capitale malaise Kuala Lumpur en 1999. Assistaient à cette réunion un
représentant du Front Moro de libération nationale (Philippines), un
représentant du Réseau du djihad (sud de la Thaïlande), un représentant du chef
des Rohingyas (Birmanie) et un représentant des djihadistes de Singapour[44].
La Gamaa a adopté la voie de la violence[45] pour une domination
totale du monde musulman, en s’appuyant sur l’idée de l’hostilité historique et
existentielle entre l’Occident et le monde musulman[46]. Elle a ainsi cherché
à s’étendre et à intégrer les pays d’Asie du Sud-Est au sein d’un califat
religieux à échelle réduite comme moyen de réaliser son grand rêve[47]. C’est là que les
services de sécurité se sont trouvés face à un défi de taille, étant donné
qu’ils avaient affaire à des organisations étendues actives dans de nombreux
pays.
Structure de la Gamaa Islamiya
Pour faciliter la gestion de cette entité
étendue, plusieurs zones ont été créées, chacune étant placée sous un
commandement différent : ainsi, le « premier secteur régional »
couvrant la Malaisie occidentale et Singapour, a été d’abord confié à Abou
Bakar Baachir, puis à Hanbali (Redwan Essameddine) ; le second secteur
comprenant Sumatra, Java, Bali et Nusantara Ouest, a été dirigé d’abord par
Abou Fateh, puis par Naïm en 2001 ; le troisième secteur, comprenant la
Malaisie orientale, le Kalimantan oriental, le Suladis central et le Mindanao
philippin, était dirigé par Nasser Abbas[48], qui révisa par la
suite ses idées extrémistes ; et le quatrième secteur, comprenant la
Papouasie et l’Australie, était dirigé par le maître de Baachir, Abderrahman
Ayoub (l’un de ceux qui ont revu leur idéologie après les événements du 11 septembre
2001, annonçant leur repentir de la pensée takfiriste et leur adoption de
l’idéologie nationaliste[49]).
La division au sein du groupe et la
révélation de l’activité d’Al-Qaïda
La Gamaa Islamiya n’a en général manifesté
que peu d’enthousiasme s’agissant de la coopération avec Ben Laden pour
appliquer sa stratégie en Asie du Sud-Est. Et bien qu’elle n’ait pas rejeté
officiellement sa fatwa appelant à combattre les juifs et les chrétiens[50], elle a hésité à
participer à une alliance coûteuse en argent et en hommes, et susceptible
d’affaiblir les efforts du groupe pour réaliser son objectif essentiel, à
savoir la création d’un Etat à plusieurs branches dans les pays du Sud-Est
asiatique.
Pourtant, l’une des ailes de la Gamaa
Islamiya choisit d’adhérer aux buts d’Al-Qaïda. C’est ainsi que Hanbali envoya
les membres du premier secteur qu’il dirigeait pour des actes de représailles
contre des églises en Indonésie (attentats de Noël en 2000)[51], tandis qu’Abou Bakar
Baachir considéra qu’il s’agissait d’un problème local, surtout dans la région
d’Ambon et qu’il ne justifiait pas d’étendre les représailles confessionnelles
à toute l’Indonésie.
La place de l’Indonésie dans l’activité
d’Al-Qaïda en Asie du Sud-Est
Le groupe de Hanbali exécuta de 2000 à 2009
diverses opérations en coordination avec Al-Qaïda, dont le but principal était
de viser les intérêts américains et occidentaux. C’est Khaled Cheikh Mohammad
qui était responsable des opérations d’Al-Qaïda dans le Sud-Est asiatique et
qui supervisait directement l’activité de Hanbali. Un plan commun fut élaboré
pour attaquer les ambassades des Etats-Unis, de Grande-Bretagne et d’Israël à
Manille et Singapour, et la mission fut confiée à Fath Al-Rahman Al-Ghazi, l’un
des cadres du Front islamique Moro de libération nationale[52].
Cette orientation a commencé à la fin de la
guerre en Afghanistan, et l’aile de Hanbali à la Gamaa fut chargée de Mindanao
au sud des Philippines, région dominée par le Front islamique Moro de
libération nationale, en particulier le groupe Abou Sayyaf, et en coordination
avec lui fut créé le camp d’Al-Hudaybiya qui regroupa des volontaires arabes,
indonésiens et philippins, et un an après en 1998, Ben Laden annonça la
création du Front islamique international, à Kandahar[53].
Cependant, les ailes participant au plan
durent faire machine arrière après que les renseignements indonésiens eurent
mis en garde les autorités locales philippines contre les camps du Front Moro
où s’entraînaient des volontaires arabes et de divers pays d’Asie du Sud-Est,
et dans lesquels étaient préparées des opérations terroristes importantes, ce
qui amena l’armée philippine à détruire les camps d’Al-Hudaybiya et d’Abou
Bakar à Mindanao[54].
C’est alors que l’alliance terroriste liée à
Al-Qaïda opta pour la vengeance, et il fut décidé de viser les intérêts
philippins à l’étranger : c’est la résidence de l’ambassadeur philippin à
Jakarta qui fut prise pour cible, et l’opération fut exécutée par Fath
Al-Rahman Ghazi, Abd Al-Jabbar et Othman le premier août 2000, et elle se solda
par un mort et vingt blessés dont l’ambassadeur[55].
L’obstacle face aux renseignements
indonésiens
Les activités d’Al-Qaïda n’étaient pas
centrées essentiellement sur l’Indonésie, et l’organisation préféra Singapour,
la Thaïlande et les Philippines, étant donné l’impact plus important qu’elles
pouvaient avoir dans le cas de ces pays, et le fait qu’Al-Qaïda pouvait y
trouver un soutien de la part des mouvements séparatistes comme dans le cas du
Front Moro[56].
Par conséquent, le financement et la
supervision par Al-Qaïda des opérations terroristes en Indonésie restèrent
limités, et c’est par le biais du groupe de Hanbali que l’organisation
intervint dans ce pays, à partir du milieu de 1999, au moment des incidents
confessionnels à Ambon, de façon à les exploiter en sa faveur. La supervision
sur le terrain de l’exécution des opérations fut confiée à Hanbali, tandis que
la préparation des camps, la coordination et la propagande furent confiées à
Omar Al-Farouq[57].
La place secondaire de l’Indonésie dans les
priorités d’Al-Qaïda en Asie du Sud-Est compliqua la tâche des renseignements
indonésiens, du fait de la rareté des visites des chefs de l’organisation dans
ce pays : Khaled Cheikh Ahmad ne le visita qu’une fois, ce qui ne permit
pas de suivre ses déplacements et ses communications.
Quant aux rôles des chefs d’Al-Qaïda qui y
restèrent plus longtemps, ils consistèrent en une participation limitée à
l’exécution d’opérations terroristes à l’intérieur de l’Indonésie, à la
préparation de camps d’entraînement propres aux Philippins, à la collecte
d’informations et à la fourniture de cachettes pour ceux qui subissaient les poursuites
des services de renseignements américains et occidentaux dans tous les pays
d’Asie du Sud-Est[58].
Hanbali et les opérations d’Al-Qaïda en
Indonésie
Hanbali[59] était le numéro un
d’Al-Qaïda dans la Gamaa Islamiya d’Indonésie, par le biais d’une coopération
étroite avec Mohammad Atef et Khaled Cheikh Mohammad qui fournit une aide
financière à toutes les opérations terroristes du Sud-Est asiatique. Cette
activité commença en 1999, lorsqu’il visita plusieurs fois Karachi et Kandahar
et rencontra Khaled Cheikh Mohammad et Mohammed Atef.
A son retour d’Afghanistan, Hanbali discuta
en Malaisie les plans de son groupe « le premier secteur » à la
lumière de ce qu’il considérait comme une oppression des musulmans à Ambon, et
les dernières touches furent apportées à l’opération de représailles, qui eut
lieu simultanément contre les églises de sept villes le jour de Noël 2000[60].
Le succès de cette opération complexe – qui
eut un retentissement international – poussa Hanbali à exécuter des opérations
plus meurtrières, comme celle de Bali en 2002 où périrent 200 personnes et où
des centaines d’autres furent blessées, pour la plupart des touristes
étrangers.
Et dix mois après les premiers attentats de
Bali, eut lieu l’attaque contre l’hôtel Marriott à Jakarta où douze personnes
furent tuées et cent cinquante autres blessées. L’opération fut revendiquée par
Al-Qaïda sur la chaîne Al-Jazira, comme réponse aux pratiques des Etats-Unis[61].
Démantèlement du réseau «Hanbali» et
«Al-Qaïda»
Lors de l’opération terroriste contre le
centre commercial de l’Atrium à Jakarta en mai 2001, l’un des neuf auteurs de
l’attaque[62], Dani Al-Malizi, a
fourni lors de l’enquête des détails précis sur l’organisation Hanbali liée à
Al-Qaïda, et c’est à partir de ces informations que l’une des cachettes
importantes de l’organisation, une maison dans une zone reculée d’Indonésie, a
été découverte et que les cadres principaux de la cellule ont été arrêtés.
Les services de renseignements indonésiens
ont par ailleurs découvert que Hanbali avait divisé son organisation de base en
groupes : le premier, le groupe Malaisie, le second le groupe Sirang, qui
a exécuté les premières attaques de Bali en 2002, et le troisième, le groupe
Lamongan[63].
La tactique de travail reposait sur une
coordination préalable entre les groupes, comme dans les explosions de Bali en
2002, qui eurent lieu grâce à la coopération entre les deux groupes Sirang et
Lamongan (« l’axe Sirang-Lamongan » comme cela a été nommé à
l’intérieur de l’organisation), une tactique dont les détails n’étaient pas
connus des autres membres du groupe en Indonésie[64].
Les services de sécurité indonésiens ont
alors poursuivi le groupe Hanbali (premier secteur), qui a été arrêté, ainsi
que les membres des autres secteurs, non pas seulement en Indonésie, mais aussi
en Malaisie.
Arrestation de Hanbali
Les services de sécurité ont resserré l’étau
autour du groupe Hanbali et toute personne ayant fourni une protection au
groupe a été arrêtée. Ainsi, le groupe a été découvert, après avoir été isolé
et que les trois autres groupes se soient retournés contre lui, pour ne pas
payer le prix des pratiques de Hanbali[65].
Durant la période de recherche de Hanbali et
après son arrestation, les plans d’attaques qui avaient été élaborés précédemment
ont été exécutés, en coordination avec l’organisation Al-Qaïda, par un groupe
entretenant des liens étroits avec Hanbali, et dirigé par le Dr Azhari Hussein
et Noureddine Mohammad Toub. C’est ainsi que cinq attaques ont été exécutées en
son absence : celle de Bali le 12 octobre 2002, celle du Marriott le 5
août 2003, celle de l’ambassade d’Australie le 9 septembre 2004, celle de Bali
à nouveau en octobre 2005, et celle du Marriott Ritz-Carlton le 17 juillet 2009[66].
En 2001, Hanbali était en Malaisie pour deux
semaines, puis il se rendit à Tanjungpinang, capitale de l’archipel indonésien
de Riau, où il se procura un faux passeport, avant de partir pour Medan, puis
de s’envoler à nouveau pour la Malaisie. Un mois plus tard, il voyagea en
Thaïlande, changeant régulièrement d’endroit avec sa femme avant de se réfugier
au Cambodge, à la recherche d’identités nouvelles et d’armes. Il fut finalement
arrêté en août 2003 à Bangkok[67].
Les personnalités importantes du
« premier secteur » se cachèrent comme lui en Thaïlande, et elles
furent arrêtées les unes après les autres, grâce à la coordination entre les
services de renseignements indonésiens, malais, singapouriens, philippins et
américains. Leurs aveux permirent de savoir que la série d’attaques qui avaient
précédé l’arrestation de Hanbali et ne s’arrêtèrent pas après celle-ci étaient
un projet d’Al-Qaïda, qu’il avait été chargé d’exécuter d’août à décembre 2001,
lorsqu’il rencontra à Kandahar Ossama Ben Laden et Khaled Cheikh Mohammad. Et
l’on sut ainsi que la valeur des fonds d’Al-Qaïda qui étaient parvenus au
groupe Hanbali par le biais de Khaled Cheikh Mohammad atteignait environ
125.000 dollars[68].
Les services de renseignements ont également
découvert la façon dont la plupart des opérations étaient réalisées : les
bombes étaient assemblées dans une maison de Malaka Sari à l’est de Jakarta,
elles étaient ensuite transportées en voiture jusqu’à la cible et quelqu’un les
faisait exploser à distance.
Conclusion
1 Les renseignements indonésiens ont réalisé un succès remarquable en
démontant les liens des extrémistes indonésiens avec des organisations aux
activités internationales comme Al-Qaïda, et ceci après des efforts qui ont
duré de 2000 à 2009, et qui ont permis de démanteler le réseau des alliances
d’Al-Qaïda avec des ailes à l’intérieur d’organisations indonésiennes.
2 Les extrémistes indonésiens ont été neutralisés grâce au bon traitement
qui leur a été réservé, à tel point qu’un des chefs militaires de la Gamaa
Islamiya, Nasser Abbas, a renoncé à la violence, et a même coopéré avec les services
de sécurité indonésiens pour la capture des chefs importants de la Gamaa, et
s’est adressé, de la part du gouvernement, à trois cents terroristes, dans le
but de réfuter leurs idées extrémistes et de les convaincre d’adopter des
pratiques pacifiques[69].
3 Les programmes de rectification idéologique et l’ouverture de dialogues
intensifs avec les extrémistes indonésiens[70], en recourant à
d’ex-chefs islamistes du Moyen-Orient, d’Indonésie et des pays d’Asie du Sud-Est,
ont contribué à réduire le nombre des Indonésiens qui s’enrôlent sous la
bannière de Daech, et des études réalisées par l’Agence américaine pour le
développement international ont montré que le nombre de terroristes malais et
indonésiens ayant rejoint les rangs de Daech en Syrie et en Irak n’était que de
450 – dont plus de la moitié sont malais – bien que le nombre d’habitants de la
Malaisie soit de 18 millions et celui des habitants d’Indonésie de 200 millions[71].