L’incroyable succès d’Hannah Arendt en Iran
Presque soixante ans après sa parution, la première traduction en persan de Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal (1963), de la philosophe allemande Hannah Arendt, est le phénomène littéraire en Iran depuis quelques mois. Ce compte rendu du procès d’Adolf Eichmann, nazi responsable de la « solution finale », entremêlant réflexions politiques et philosophiques, a été réédité à vingt-deux reprises en Iran depuis sa sortie en octobre 2020 (par la maison d’édition Borj) : 23 000 exemplaires en tout. Un succès énorme dans un pays certes de 83 millions d’habitants, mais où les romans et essais dépassent rarement les 300 exemplaires. Le Covid-19 a même aggravé les choses : selon les statistiques rapportées par la presse iranienne, l’activité des librairies a chuté de 90 %, obligeant certaines à mettre la clé sous la porte.
Pourquoi cet intérêt pour un ouvrage sur un criminel nazi qui, selon Arendt, tient moins de l’assassin que du clown ? Une traductrice, fine connaisseuse du monde de l’édition, installée à Téhéran et préférant rester anonyme, répond que les Iraniens vivent avec l’expression « banalité du mal » depuis presque vingt ans.
« Certains intellectuels et responsables politiques l’utilisent pour faire le parallèle entre l’Allemagne nazie et l’Iran d’aujourd’hui », explique-t-elle, avant d’ajouter : « Dans Eichmann à Jérusalem, Arendt dresse le portrait d’un criminel incapable de formuler une seule phrase sensée mais qui a joué un rôle central dans la mort de millions de gens. Ce portrait, pour le lecteur iranien, n’est pas très éloigné de ses propres dirigeants, surtout aujourd’hui avec Ebrahim Raïssi. »
Cet ultraconservateur, élu président de la République islamique le 18 juin dernier, qui a fait toute sa carrière dans le pouvoir judiciaire, a été l’un des architectes de l’exécution de milliers de gens en 1988. Et son caractère frappe par son absence de personnalité et d’éloquence.
« Une incarnation de ce que Arendt développe »
Un sociologue et enseignant dans l’une des
universités de Téhéran qui, lui aussi, souhaite taire son nom, prolonge la
comparaison : « La situation en Iran est une
incarnation de ce que Arendt développe dans son livre : des gens qui
travaillent docilement et de manière responsable pour le régime, sans réfléchir
aux conséquences de leurs actes, alors que, personnellement, ils sont gentils,
agréables et humbles. C’est exactement là que le mal et le crime
naissent. »