Abdelrahim Ali au site Valeurs actuelles : Ce barrage éthiopien qui menace d’embraser l’Afrique
Depuis longtemps, les tensions autour du contrôle des eaux sont un sujet important de la géopolitique. Jusqu’à présent, les responsables ont presque toujours fini par trouver un terrain d’entente, tant les interdépendances rendent l’égoïsme en la matière contre- productif. Force est hélas de constater qu’une guerre aux ampleurs encore incalculables impliquant l’Egypte et le Soudan d’un côté et l’Éthiopie de l’autre, mais aussi, par les jeu des alliances, 8 autres pays africains, est sur le point de démentir ce constat. Depuis des années en effet, l’Éthiopie n’écoute pas ses voisins, dont le plus grand pays de la région, l’Egypte — dépendante du Nil depuis l’Antiquité — en poursuivant son projet de barrage sans tenir compte des besoins vitaux et intérêts de ses partenaires inquiets des conséquences graves en termes de réduction du débit des eaux du Nil. Addis Abeba a franchi une ligne rouge sismique en commençant la seconde phase de remplissage du réservoir du grand barrage de la Renaissance prévu pour juillet prochain. L’Egypte n’a pourtant cessé de la mettre en garde contre ces mesures unilatérales, en a appelant à la communauté internationale, notamment aux Etats Unis, pour tenter d’éviter la guerre.
Les choses se sont envenimées en avril 2011, lorsqu’Addis Abeba a pris unilatéralement la décision d’utiliser l’eau du Nil bleu pour remplir le méga barrage hydro- électrique sous prétexte de produire l’électricité́ alors que le pays ne cherchait qu’à changer les règles du jeu en faisant de l’eau une marchandise comme les autres. Le Caire avertit depuis
des années que ce projet démesuré risque de réduire le débit du fleuve de 25 %, avec de lourdes conséquences pour les agriculteurs et la sécurité alimentaire de la population égyptienne. Unique source d’eau en Egypte, rappelons que le Nil est l’artère vitale des Égyptiens depuis sept mille ans : c’est aux bords du Nil que leur civilisation a émergé, et après elle les autres civilisations de méditerranée. Les Égyptiens ont creusé les ruisseaux, érigé les barrages et les ponts et ont ainsi conduit l’eau du Nil jusqu’à l’intérieur des temples. Par la suite, l’Egypte a pu promouvoir son agriculture, sa métallurgie et son commerce en tablant sur son quota des eaux du Nil. Celui-ci atteignait 55.5 milliards mètres cubes par an en vertu de l’accord sur le partage des eaux du Nil de 1959, soit l’équivalent de 500 mètres cubes par an par habitant ou encore 50% du seuil de pauvreté́ hydrique fixé par la Banque Mondiale. Ce traité est resté inchangé́ depuis lors, malgré́ une population galopante qui compte aujourd’hui 105 millions d’habitants (contre 30 millions à l’époque de la ratification de l’accord), ce qui rend chaque année le stress hydrique égyptien plus problématique. En comparaison, l’Éthiopie bénéficie de précipitations équivalentes à un milliard de mètres cubes par an, en plus des 12 fleuves en sus du Nil bleu, de Sobat et de Atbara, puis de l’exploitation de plus de six barrages dans la production de l’électricité́ et dans l’agriculture. Cette comparaison montre bien que c’est l’Éthiopie et non l’Egypte qui s’arroge la part belle et agit égoïstement dans cette crise, nuisant ainsi aux intérêts vitaux de l’Egypte et de son peuple. Selon une étude du Dartmouth College, 35 % des habitants du bassin du Nil risquent de faire face à une pénurie d’eau d’ici 2040. Pour Le Caire, ce grand barrage constitue une menace existentielle.
Les négociations et l’intransigeance éthiopienne
Certes, l’ONU et les Etats-Unis tentent depuis des semaines de calmer le jeu et de pousser les deux parties à trouver un accord. Washington a ainsi désigné un émissaire spécial pour la région de la Corne de l’Afrique: Jeffrey Feltman. Les négociations en cours actuellement entre l’Egypte, le Soudan et l’Éthiopie portent principalement sur le remplissage et le fonctionnement du barrage en vertu de la déclaration de principes signée par les trois parties en 2015, alors que l’Éthiopie tentait de les entraîner sur d’autres pistes comme celles des anciennes conventions de 1929 et 1959 qui organisent la coopération entre les pays du bassin du Nil au sujet de l’utilisation des eaux du Nil et dont l’Éthiopie ne fut pas partie contractante. En outre, elle omet la convention des frontières de 1902 qui l’engage à ne créer aucune œuvre au bord du Nil bleu ou dans la région controversée de Shangoul, cédée par le Soudan en vertu de cette convention à condition de n’édifier sur l’intégralité de son territoire aucune installation ou barrage qui nuirait aux intérêts du Soudan. En rejetant des conventions qui ne l’engageraient nullement et en reniant les obligations que lui en imposent d’autres, l’Éthiopie a confirmé sa position discordante. Alors que le besoin de production d’électricité́ ne se faisait pas sentir, l’Éthiopie a ensuite tenté de faire passer la capacité de remplissage de son réservoir de 14 à 74 milliards m3, laissant supposer une utilisation du barrage à des fins autres que la production de l’électricité́… Son invocation incessante de « l’utilisation juste » et « équitable » des eaux est un mensonge. Cet unilatéralisme Ethiopien est grave, car l’accord permettait les projets éthiopiens en matière de génération d’électricité́ et non dans le but de s’octroyer une part de l’eau du Nil, ce qui violait les article 3 et 4 du traité appelant à ne « pas nuire aux pays de l’aval » (Egypte, Soudan). De plus, aucun rapport n’existe entre le partage des eaux dont parle l’Éthiopie et les négociations du barrage. L’Éthiopie n’a pas évoqué cet objectif unilatéral lors des négociations sous les auspices de l’Union africaine en 2020, objectif qui violait la déclaration de principes signée par les diverses parties en 2015 (article 3) visant à ne pas léser les pays de l’aval.
Ces entorses aux engagements viennent du fait que l’Éthiopie se croit propriétaire de tous les fleuves prenant leur source dans le plateau Ethiopien et qu’elle en fait une arme économique et stratégique pour mettre à genou et appauvrir les pays environnant privés ainsi d’eau. Addis Abeba déstabilise les équilibres stratégiques dans la région de la Corne d’Afrique et du bassin du Nil, dans l’objectif fou de rétablir une sorte d’empire régional dans les territoires du Soudan et d’autres pays limitrophes, ce qui fait planer la menace de la réoccupation de l’Erythrée en vue d’un accès à la mer. Addis Abeba maitriserait alors non seulement les rivières mais se placerait au carrefour des cours d’eau et de la bouche de la mer rouge. C’est pourquoi l’Ethiopie refuse catégoriquement tout accord contraignant portant sur le barrage afin de garder les mains libres pour ses visées expansionnistes non avouées mais divulguées partiellement en fonction des phases parcourues dans le cadre de ses projets.
Risque de guerre
L’Ethiopie est tout à fait consciente que toute violation de l’accord de principes signé entre toutes les parties en 2015 l’exposerait à de graves problèmes : l’Egypte aurait alors le droit de prendre les mesures qu’elle juge pertinentes afin de préserver intacte son quota des eaux du Nil, y compris via l’usage de la force. Or j’insiste sur le fait qu’en cas de guerre inter-africaine, l’Occident, en premier lieu le sud de l’Europe, mais aussi les Etats-Unis, inquiets de la résurgence du djihadisme et de la piraterie dans la Corne de l’Afrique, a tout intérêt à être solidaire de l’Egypte, un allié majeur de la France et des Etats-Unis. L’Occident doit pousser l’Ethiopie à la raison. Dans cette région du monde, qui va de Djibouti, où les Occidentaux ont des bases, le détroit de Bab al Mandeb, où passent porte-conteneurs, entre l’Afrique et le Golfe, puis qui longe le Canal de Suez et traverse la Mer rouge et tous les pays riverains du Nil, la concentration de risques sécuritaires et terroristes, des intérêts stratégiques et économiques sont inouïs. Quand on voit à quel point une seule semaine de blocage du canal de Suez, en mars 2021, a fait paniquer l’économie mondialisée, ou comment la déstabilisation de la Libye de Kadhafi a fait exploser les métastases jihadistes dans toute l’Afrique subsaharienne et sahélienne, on imagine la déflagration géopolitique, sociale et sécuritaire que provoquerait les famines, le stress hydrique, les destructions de barrages, donc les exodes massifs qui feraient déferler vers le Nord des millions de malheureux, par ailleurs exploitables par la Turquie d’Erdogan ou les passeurs et terroristes de Libye. Ces scénarii les plus noirs ne sont pas exclus. La paix est un acquis fragile. C’est pourquoi, il incombe au monde civilisé ici en Europe et en Amérique d’intervenir rapidement en vue d’arrêter le deuxième remplissage du barrage et de parrainer de sérieuses négociations qui feraient entendre la voix de la raison à l’Ethiopie avant qu’il ne soit trop tard…